Astroturfing, de quoi parle-t-on ?

Le 24 novembre, notre association a organisé un séminaire de recherche sur le sujet de l’Astroturfing.

Pour ouvrir la journée, nous avions demandé à Sylvain Laurens, directeur de recherche à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et co rédacteur du livre « les gardiens de la raison » (Ed La Découverte, 2020) de bien vouloir délimiter le sujet et ses enjeux. Voici la synthèse de sa contribution.

« Un objet volant qui reste à identifier pour les sciences sociales »

Dans sa communication introductive, Sylvain Laurens revient sur le concept de l’astroturf en rappelant à la fois, l’histoire du terme et la place singulière qu’occupe cet outil dans la panoplie plus large des stratégies de lobbying. Il est compliqué pour les sciences sociales de se donner un tel objet car, par définition, les stratégies des firmes visant à imiter un mouvement citoyen ou un soutien « par en bas » sont disqualifiables. Elles sont le plus souvent confidentielles ou menées de façon suffisamment dissimulées pour que le travail empirique sociologique soit extrêmement compliqué. Le risque, compte tenu de l’état actuel de débats publics sur les Fake News ou la force des courants complotistes serait également de laisser croire que ces stratégies sont à la fois monnaie courante et systématiquement couronnées de succès.

1/ S’il est vrai que l’essor du marketing digital et des réseaux sociaux a facilité la mise en avant de cet outil par les agences de relations publiques, il faut cependant garder en tête que le lancement d’un astroturf a un coût financier mais aussi réputationnel pour les firmes, notamment car celles-ci privilégient en général des stratégies d’influence au long cours et en retrait des débats publics. A Bruxelles par exemple, la recherche d’un lien privilégié avec les agents de la Commission et les personnels des agences réglementaires amènent les firmes à recourir plus volontiers à des stratégies relevant des « quiet politics » (pour reprendre le terme de Pepper Cuelpepper), des « politiques au calme » et en retrait des espaces les plus exposés à la critique. Sylvain Laurens insiste ainsi sur la place toujours prépondérante qu’occupent les confédérations patronales, les business associations, les chambres de commerce, les think tanks ou les fondations philanthropiques dans la panoplie d’influence des firmes. L’astroturf n’apparaît alors que comme une technique « seconde » qui permet aux firmes d’intervenir une deuxième fois dans les arènes consultatives en endossant la casquette de l’intérêt citoyen alors que leur intérêt a déjà été porté sur la casquette du « business ».  Ces précisions étant faites, on peut définir l’astroturf comme « un groupe d’intérêt économique aux accents citoyens et spontanés dont les actions sont déterminées et bornées par des entreprises qui lui préexistent ». La plupart de ces groupes ont une densité interne faible (nombre d’adhérents réels limités, réalité de l’animation confiée à une entreprise de relation publique ou à une confédération patronale). Ils voient aussi leur activité souvent bornée dans le temps (apparaissant par exemple lors de sommets internationaux) ou discontinue (liée à un agenda législatif). Ils ont vu leur essor ces dernières années en raison du poids grandissant que confèrent les régulateurs à la consultation des parties-prenantes (stakeholders). La plupart des agences de régulation disposent en effet de leur propre panel de représentants citoyens (c’est le cas de l’agence chimique européenne par exemple). Et dans la mesure où ces groupes « imitent » les terminologies des ONG, il est facile pour ces dernières de se fondre dans ces comités consultatifs.

2/ Autre développement récent, la multiplication des stratégies qui visent les milieux de la science amateur ou qui imitent le discours de défense de la science portée par des associations bénévoles depuis de nombreuses années. Ce déplacement du discours vers la défense de la « Sound science » est le corollaire du développement d’une « evidence-based policy » brandie en totem par nombre de firmes du secteur chimique ou de l’agro-alimentaire qui veille jalousement au maintien de l’acceptabilité sociale de leurs produits. On ne compte plus les organisations « spontanées » de citoyens défendant la science dont le financement est directement assuré par des firmes.

3/ Pour les sciences sociales, étudier les astroturfs présente au moins trois intérêts. C’est tout d’abord un objet de choix pour la sociologie économique. Leur existence permet de penser l’articulation des rapports entre marché et institutions publiques. Elle permet de poser la question des conditions de possibilité des alliances d’acteurs économiques concurrents, la possibilité de connexion de certaines firmes avec des groupements citoyens. C’est aussi un objet original pour la sociologie des groupes d’intérêt en ce qu’il perturbe les frontières communément admises entre groupement d’intérêt économique et ONG. Beaucoup de questions propres à la sociologie des groupes d’intérêt (comme l’intérêt à qualifier et à sociographier les porte-paroles ou à analyser les délibérations internes à un mouvement ou son capital militant spécifique n’ont ainsi plus beaucoup de sens). Enfin, l’existence des astroturfs permet de poser plus généralement des questions de fond sur les effets non pensés d’une gouvernance se réclament depuis plusieurs années de à la « société civile ». Il ouvre des réflexions intéressantes sur les failles actuelles des processus de consultation et de délibération visant à compenser l’absence d’onction élective de certaines institutions publiques.

Pour toutes ces raisons, on ne peut qu’espérer le développement d’enquêtes empiriquement fondées sur ces processus faute de quoi la place sera laissée aux interprétations complotistes de ces phénomènes. Les astroturfs existent comme en attestent le nombre d’agences qui proposent sur leur site web d’en animer pour le compte de leur futur client ou les différentes interventions qui vont émailler ce colloque. Ils n’ont peut-être pas la portée ou le poids qu’un traitement purement journalistique du phénomène pourrait laisser penser (ne serait ce que parce que certaines firmes craignent de recourir à cet outil par peur d’un dévoilement). Néanmoins, un des chantiers qui s’offre aux sciences sociales est bien de déterminer dans quelles proportions ce phénomène s’est déployé ces dernières années et quel effet il a pu avoir à la fois sur les stratégies d’influence modales des firmes et sur le fonctionnement de l’espace public.