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5 mai 2025

« Si la communication apparaît comme une solution, on a un problème,
mais si la communication apparaît comme un problème,
alors on s’approche de la solution »

Yves Winkin est une figure marquante des sciences de l’information et de la communication. Loin du solutionnisme technique dominant, il a très tôt mis le cap sur une approche anthropologique de la communication. Présenté parfois comme l’introducteur en France de l’Ecole de Palo Alto, il a surtout assuré un dialogue constant entre le meilleur des apports des sciences sociales américaines et la recherche européenne en communication.

Dans un très intéressant livre La communication au long cours Conversations sur les sciences de la communication qui vient de paraître chez C&F Editions (https://cfeditions.com/communication-long-cours/), Yves Winkin s’entretient avec Jean-Marie Charpentier sur son parcours intellectuel autour des enjeux de communication, de culture et de société. Il a accepté de répondre à quelques-unes de nos questions.

Il y a une cinquantaine d’années, vous avez joué un rôle singulier avec la parution de La Nouvelle communication(Seuil). Celui d’un passeur de plusieurs apports majeurs des sciences sociales américaines (Erving Goffman, Gregory Bateson, Ray Birdwhistell entre autres…) dans les sciences de l’information et de la communication alors naissantes en France et dans le monde francophone. Entre héritage et actualité qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

Attendez : il n’y a pas encore cinquante ans – seulement quarante-quatre… La Nouvelle communication est sorti en 1981. Mais vous avez raison, l’ouvrage oscille aujourd’hui entre deux statuts : le document d’archive, rangé sur l’étagère des livres qu’on garde par nostalgie, et l’outil de référence, moins lu que consulté de temps à autre. A l’occasion d’une réédition de La Nouvelle communication en 2001, j’avais écrit un « épilogue » logiquement intitulée « Vingt ans plus tard ».  J’avais fait remarquer que la recherche française en sciences de l’information et de la communication était restée globalement ancrée dans une vision « télégraphique » de la communication mais que -haut les cœurs !- des chercheurs/chercheuses de la « quatrième génération » avaient adopté la vision « orchestrale » dans leurs travaux. Je décrivais ainsi brièvement les travaux de Véronique Servais, Emmanuelle Lallement et Filareti Kotsi. Vingt-quatre ans plus tard encore, la situation n’a guère évolué, du moins en France. La Nouvelle communication est encore utilisé comme ouvrage pédagogique ici et là, par exemple au CELSA, mais n’alimente toujours pas plus la recherche, sinon de manière très localisée. Par contre, j’ai eu deux bonnes surprises dans l’espace francophone au cours de ces dernières années.  

En 2022, l’Université du Québec à Trois-Rivières m’a remis un doctorat honoris causa à l’initiative d’un groupe de professeurs de Communication qui voulaient fêter le trentième anniversaire de leur département en rappelant que La Nouvelle Communication leur avait donné un socle commun pour créer les nouveaux programmes.  Et l’année dernière, j’ai découvert par hasard un livre superbe des Editions B-42, intitulé Une bonne description. Quatre études autour de Gregory Bateson, Ray Birdwhistell et Margaret Mead. C’est le résultat d’un énorme travail mené par des professeurs de trois hautes écoles artistiques suisses francophones, qui ont voulu retraduire plusieurs chapitres d’un livre mythique, The Natural History of an Interview,  dont je parlais beaucoup dans La Nouvelle Communication, notamment à propos de l’investissement de Birdwhistell dans « La Scène de la Cigarette », une analyse image par image d’une interaction entre Gregory Bateson et une jeune femme appelée Doris,  qui avait accepté qu’on la filme au cours d’un entretien portant sur son petit garçon. J’ai évidemment pris contact avec les responsables de l’ouvrage, Christophe Kihm et Rémy Campos, qui m’ont expliqué qu’ils avaient voulu retraduire tous ces textes pour s’imprégner de l’esprit qui sous-tendait la démarche de Bateson et Birdwhistell. Ils étaient partis de La Nouvelle communication et étaient remontés aux sources. J’étais aux anges.

Au fil des années, vous avez développé une anthropologie de la communication qui vous distingue dans le champ de la recherche. Avec à la base, une certaine conception et des méthodes particulières du travail ethnographique en communication. Qu’est-ce que tous les « petits terrains », comme vous dites souvent, vous ont permis d’appréhender au fond sur ce que représente fondamentalement la communication ?

La proposition que j’avais faite dans Anthropologie de la communication : de la théorie au terrain, d’une anthropologie par la communication ne s’est jamais installée comme programme de recherche, que ce soit en anthropologie ou en sciences de l’information et de la communication.  Il y a quelques semaines, j’ai été invité à l’Université Catholique de Louvain à faire un exposé dans le cadre d’un cours intitulé « Anthropologie de la communication ». Je me suis rendu compte que ce cours était comme un fossile d’une époque antérieure de la vie du département de Communication sociale et qu’il allait bientôt disparaître. La jeune enseignante qui en a la charge le remplit avec ses propres travaux, qui n’ont rien à voir avec l’anthropologie de la communication telle que je l’avais envisagée. Mais peu importe : l’essentiel est ailleurs. L’essentiel, c’est que la démarche ethnographique se soit répandue un peu partout en sciences humaines et sociales comme méthode légitime de collecte et de traitement de données qualitatives. Ce n’est évidemment pas moi seul qui ait provoqué cette ouverture. Nombre de manuels de méthodologie de ces dernières années ont œuvré dans le même sens. Je voudrais ainsi au passage rendre hommage à Nicolas Nova, récemment décédé, qui avait publié en 2022 un délicieux petit ouvrage intitulé Exercices d’observation : dans les pas des anthropologues, des écrivains, des designers et des naturalistes du quotidien.
Mais le résultat est que les philosophes font aujourd’hui du terrain. Je songe bien sûr à Baptiste Morizot mais aussi aux étudiantes et étudiants dirigées par Vinciane Despret, comme Elsa Maury, dont le film issu de sa thèse, « Nous la mangerons, c’est la moindre des choses », est superbe d’intelligence et de délicatesse. Les littéraires font aussi du terrain—je songe par exemple à l’ « enquête narrative » de Raphaëlle Guidée à Detroit. Les politistes aussi, comme en témoigne le récent ouvrage Ethnographie(s) politique(s). Méthodes, objets et terrains, dirigé par Martina Avanza, Sarah Mazouz et Romain Pudal.  Et bien sûr, on commence à voir émerger des « éclats d’ethnographie » en sciences de l’information et de la communication : j’emprunte ici la formule au titre d’un livre collectif que Johanne Samè va bientôt publier. Dans tous les cas, il s’agit de « petits terrains », et non de longues immersions de plusieurs années comme les anthropologues des générations précédentes les pratiquaient. Les chercheurs d’aujourd’hui, faisant souvent de nécessité vertu, pratiquent plutôt l’ethnographie « multi-située ».  Pourquoi pas ? Moi-même, en continuant à travailler par observation sur divers lieux urbains, je m’inscris dans cette approche. Et je continue à voir comment la communication entendue comme « performance de la culture » s’accomplit au travers de gestes, de silences, de regards. Mais ces mouvements sont aujourd’hui augmentés ou au contraire étouffés par les micro-technologies appareillées qui se déploient dans l’espace public avec toujours moins d’inhibition.           

Aujourd’hui, en effet, vous menez des recherches et des interventions sur ce que vous appelez avec plusieurs autres chercheurs la « ville relationnelle ». En quoi la ville est-elle à la fois un révélateur et un catalyseur particulier en matière de communication dans nos sociétés ?

Ce n’est pas moi, mais Sonia Lavadinho, avec qui je travaille depuis un bon quart de siècle, qui a proposé cette notion de « ville relationnelle ». Bien sûr, on peut dire que toute ville est relationnelle, en ce sens que tout vie urbaine repose sur des relations humaines, qu’elles soient très brèves (on parlera alors plutôt d’interactions) ou à très longue portée. Mais si Sonia Lavadinho, et je la rejoins sur ce point, a voulu insister sur cette dimension relationnelle de toute ville, c’est pour établir un contraste avec ce qu’elle appelle la « ville fonctionnelle ». Et c’est vrai que les décideurs et gestionnaires urbains ont souvent tendance à se focaliser sur la « machinerie », sur les tuyaux en tous genres, des rues aux égoûts, des câbles électriques aux conduites de gaz, qui font tourner la ville et qui absorbent la plus grosse partie des budgets. On dirait que les habitants viennent par surcroît, et ne coûtent quasiment rien en équipements spécifiques, sinon quelques aménagements de parcs, quelques bancs, quelques abribus. Leur part dans les budgets est minimale. Quand Sonia Lavadinho m’a présenté cette opposition entre ville relationnelle et ville fonctionnelle, j’ai songé à la distinction classique entre contenu et relation chez Bateson, ou encore entre « communication néo-informationnelle » et « communication intégrationnelle » chez Birdwhistell. L’argument de Sonia en faveur d’un soutien franc et massif de la ville relationnelle, en termes de budgets mais aussi et surtout en termes d’interventions urbanistiques spécifiques, m’a séduit parce que j’y ai vu une façon d’opérationnaliser la vision orchestrale de la communication que j’ai toujours défendue. C’est ainsi que nous avons écrit ensemble (et Pascal Lebrun-Cordier) un manifeste : La Ville relationnelle. Les sept figures (Apogée, 2024) et que nous allons publier cette année un livre plus technique : La Ville relationnelle. Les cinq leviers, toujours chez Apogée.   Les leviers sont les interventions urbaines qui permettent selon nous d’accélérer la mise en place d’une ville placée sous le signe des relations humaines­—sous le signe de la communication intégrationnelle, en d’autres termes.  Je me dois de souligner que les idées ont été fournies par Sonia Lavadinho, mais que j’y souscris pleinement. J’ai seulement contribué à les « mettre en musique », comme second auteur loin derrière le premier auteur.      

A vous lire, on est frappé par la dimension proprement culturelle de vos travaux. Vous dites d’ailleurs que la communication s’apparente à « une performance de la culture ». Or, cette dimension n’est pas ce qui vient spontanément à l’esprit quand on évoque la communication dans ses différentes manifestations, notamment technologiques. Comme s’il y avait toujours une minimisation de la communication comme phénomène social et culturel…

Le problème, avec cette vision de la communication comme « performance de la culture », c’est qu’elle n’est pas intuitive. Dans le discours ordinaire, on comprend tout de suite ce qu’est la communication, qu’elle soit en tête en tête, téléphonique ou autre. D’ailleurs, les études en communication sont aujourd’hui de plus en plus tournées vers le marketing, vers les médias numériques, qui ne demandent pas de conceptualisation particulièrement sophistiquée. La communication reste une affaire de transmission de messages. Dans un autre univers, celui du développement personnel, moins enseigné à l’université mais très présent dans des séminaires de formation et de « coaching », la communication est plus une affaire d’empathie, de lâcher prise, de fusion. On est dans toujours dans l’intuition, pas dans l’analyse. Ce qui veut dire que la conceptualisation de la communication comme phénomène social et culturel devient de plus en plus aujourd’hui une démarche intellectuelle de « niche », dont ne se revendiquent plus que des chercheurs qui comprennent encore que la lutte est incessante contre les fausses évidences du sens commun—je cite ici de mémoire la célèbre phrase de Bourdieu, Chamboredon et Passeron dans Le Métier de sociologue.

J’ai souvent dit que si la communication apparaît comme une solution, on a un problème, mais que si la communication apparaît comme un problème, alors on s’approche de la solution. En d’autres termes, il faut garder à la notion de communication le statut d’un analyseur, qui va tenter d’appréhender une situation, une organisation, une communauté—bref, un terrain— à partir des travaux de chercheurs comme Bateson, Birdwhistell ou Goffman. Mais la communication n’est jamais la clé magique universelle.    

 S’il y a un concept qui semble retenir votre intérêt sur longue période, c’est celui d’enchantement. Pourquoi cette attention particulière aux manifestations d’enchantement et en quoi les reliez-vous à la communication ?

Je ne dirais pas qu’il y a des « manifestations d’enchantement » ; je dirais qu’il y a nombre de manifestations, et plus largement de situations, qui sont susceptibles d’être analysées en termes d’enchantement. La notion d’enchantement, c’est comme celle de communication : on peut la prendre dans une acception immédiate, mais on peut aussi la construire et tenter d’en faire un outil d’analyse, ou du moins un « concept sensibilisateur », pour reprendre le terme du sociologue américain Herbert Blumer. Pour ma part, j’ai tenté de combiner deux formules déjà bien connues pour obtenir une première définition de l’enchantement : d’une part, la « suspension volontaire de l’incrédulité », du poète anglais James Coleridge, et d’autre part, le « je sais bien, mais quand même », du psychanalyste français Octave Mannoni.  Et j’ai tenté d’appliquer cette vision de l’enchantement à diverses situations et organisations, à commencer par les manifestations de relations publiques (j’étais à l’époque responsable de la communication du CHU de Liège) et les voyages touristiques. Puis j’ai élargi ma base empirique aux croisières, aux parcs d’attraction, aux centres commerciaux… La dimension spatiale, bien circonscrite, est toujours restée importante. Et je me suis aperçu qu’entre ces lieux, qui ne sont jamais loin d’être des utopies concrètes, et les « institutions totales » de Goffman, il n’y avait que la différence entre un avers et un revers. Le vocabulaire est souvent le même (patio, coursives, toit de verre) mais les fonctions attribuées sont inversées (de la convivialité à la surveillance).  J’ai fini par me rendre compte que le terme même d’enchantement recelait cette ambivalence, entre émerveillement et envoûtement maléfique (Merlin l’enchanteur). Mais je n’ai pas voulu dénoncer une quelque emprise de l’enchantement, comme nombre de chercheurs l’ont fait pour le tourisme, par exemple. Pour moi, les individus s’engouffrent très volontairement dans les dispositifs d’enchantement ; ils n’y sont en rien forcés. Ils y viennent avec une certaine disposition, qui peut comporter un désir d’égarement, de perte de contrôle momentanée. Aliénation ? Non, servitude volontaire. Analyser les mécanismes de l’enchantement, c’est pour moi se donner les moyens d’appréhender une composante importante de la condition contemporaine.  C’est une autre façon de comprendre comment nous performons notre culture, donc, encore une fois, d’envisager la communication comme phénomène social total. 

Dans l’actualité, un exemple marquant d’enchantement ? Et peut-être aussi un exemple de désenchantement ?

Oui, il est bon d’être un peu concret pour terminer. L’actualité internationale est terrifiante, et l’on a spontanément envie de dire que les exemples d’enchantement ne peuvent plus appartenir qu’à la catégorie des étourdissements, des fuites en avant dans le déni, genre carnavals déjantés, grosses « teufs » ou treks au Bhoutan… Mais les lieux et moments d’enchantement sont bien plus proches de nous—de même que les lieux et moments de désenchantement. En fait, ce sont les mêmes, tantôt vus d’en haut, tantôt vus d’en bas. Par exemple, quand vous entrez dans une gare ou un aéroport dessiné par l’architecte espagnol Santiago Calatrava, vous avez l’impression de pénétrer à la fois dans une baleine et dans un film de science-fiction fondé sur un monde doux et lisse. Si du moins, vous acceptez de suspendre votre incrédulité, notamment en vous disant : « je sais bien que je ne suis que dans une gare (un aéroport) mais quand même, je suis ailleurs ». Vous êtes dans un univers enchanté. Mais il suffit de recadrer la perception, et vous basculez dans un univers désenchanté, dystopique à la limite, fait de monades marchant très vite, d’annonces permanentes de trains ou de vols en retard, de boutiques hors de prix. Cette même ambivalence se retrouve quand vous montez à bord d’un Eurostar ou d’un vol Air France : soit vous vous construisez une bulle d’enchantement, sur la base d’une prise en charge totale, où vous n’avez plus qu’à lire, écouter de la musique ou dormir, soit vous constatez que votre siège ne se redresse plus, qu’une des toilettes est condamnée et que l’espace est aussi contraint que chez Easyjet.  On pourrait multiplier les exemples de cet ordre, qui montreraient que l’enchantement (et le désenchantement) dans des situations presque ordinaires comme les déplacements en train et en avion  sont toujours affaires de couplage entre dispositifs et dispositions.      

Questions à Monique Wahlen

Vous avez passé l’essentiel de votre carrière dans la communication et les problématiques de marque. Vous avez travaillé chez Grey, chez Draft FCB puis dans l’agence Le Cabinet que vous avez co-fondée avec Benoit Héry. De toute cette carrière dans les questions de marque, quels sont les points essentiels que vous retenez ?

    • Que les problématiques de marque sont vraiment structurantes dans nos sociétés contemporaines ultra-marchandisées, car le marketing n’y est pas qu’une simple technique de vente, mais bel et bien un mode de pensée, de représentation et de relation sociale. Pour emprunter la terminologie de Karl Polanyi * : je suis convaincue que le modèle du marketing et donc de la communication marchande se sont    désencastrés du champ de l’économie pour devenir dominants et autonomes.
      * « Au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique » (Polanyi, 1944, p. 88).
    • Que la notion de marque est ainsi au cœur de tous les débats sur la politique, la vie privée, la culture, le sport,  la science, l’économie bien sûr …et de ce fait, elle devient transversale, omniprésente, omnipotente ; que l’on en ait conscience ou non, qu’on le veuille ou qu’on y résiste.
    • Que la construction et le développement des marques relève d’une technique bien particulière, d’origine anglo-saxonne, qui se nomme branding et qui dépasse largement, en largeur et en profondeur, le périmètre de la simple communication marchande. Cette démarche de branding peut tout autant concerner une entreprise, une institution, un indépendant, une association, une ONG, un individu, une idée, une œuvre ; bref, tout ce qui a besoin d’être dit, transmis, partagé, vendu.
      Parce que c’est mon cœur de métier et aussi mon « laboratoire », je vais concentrer mes propos sur le cas de l’entreprise, mais il faut garder en tête que, ce qui se pratiquait initialement dans le champ économique, s’est maintenant diffusé à l’ensemble des activités sociales.

    Est-ce que tout peut être « marque « ?

    C’est même pire :-). Nous n’en sommes plus au stade où tout peut être marque, ce qui sous-entendrait qu’il y a encore des possibilités d’y échapper. Aujourd’hui, tout EST     marque et tout FAIT marque, qu’on le déplore ou qu’on l’accepte, c’est un fait.

    Vous dites que le branding ce n’est pas de la communication, pouvez-vous expliquer cela ?

    Beaucoup de professionnels et de dirigeants d’entreprises se posent la question de savoir si le branding et la communication recouvrent les mêmes pratiques, les mêmes modes de réflexion et de construction ?
    En résumé : stratégie de branding et stratégie de communication sont-ils des termes équivalents ?
    En guise de réponse, j’ai l’habitude de dire que le « branding » n’est pas QUE de la communication ; que le branding ne se limite pas à la communication commerciale.
    La nuance est importante, car d’expérience, quand on parle de marque aux entreprises, elles pensent souvent automatiquement à la publicité, sous toutes ses formes, autrement dit : à ce que j’appelle la marque-logo, qui vient émettre ou signer un message marchand.
    Avec le branding, la notion de marque peut s’entendre dans un sens beaucoup plus large et plus existentiel pour l’entreprise. Il s’agit de penser la marque en tant que siège du projet d’entreprise. La marque y est comme le cœur du réacteur, elle contient et concentre l’ensemble de l’énergie, l’ensemble des ingrédients qui vont déterminer et alimenter la totalité des activités de l’entreprises, bien au-delà de la seule communication marchande. Les RH, la R&D, la logistique, les finances, la production, l’architecture, le marketing, la RSE …sont ainsi drivés par la marque. Celle-ci devient une marque structurelle voire quasiment existentielle, vu qu’elle détermine les choix stratégiques de l’entreprise et de son dirigeant. C’est sur elle que va se faire la différence par rapport à ses concurrents et donc la préférence. Dans des marchés aujourd’hui saturés, être différent et donner des raisons d’être préféré est non seulement un atout, mais une condition sine qua non de survie.

    Dans votre ouvrage « De la marque au branding » vous remettez en cause la distinction entre communication produit et communication corporate, selon vous ce serait la même méthode pour travailler ces 2 sujets ?

      Oui, clairement, car au-dessus des deux, il y a la marque ! Une marque unique, mais qui qui va choisir des modalités d’apparition, d’expression différentes selon les situations    et les objectifs. Il ne faut jamais oublier que l’entreprise est une entité globale dont l’ensemble des activités doivent être cohérentes et combinées pour œuvrer au même projet. Qu’il s’agisse de l’institution en elle-même, de ses produits, de ses lieux ou des individus qui   y collaborent … tout est porté, tout doit absolument être porté par une    seule et même marque. Que cette marque globale fasse ensuite l’objet de sous-marques-  produits, pour distinguer des gammes par exemple, n’empêche rien. La Marque est une et unique ; ce sont ses facettes, ses activités, ses expressions qui, dans ce cadre unique,    peuvent être distinctes. On a trop joué sur l’indépendance du corporate et du produit    dans une espèce de schizophrénie, entre la « noblesse » du corporate et les « basses exigences du commerce », qui arrangeait tout le monde, parce qu’elle donnait bonne conscience. L’approche globale et holistique du branding force à la cohérence. Tous les signaux quels qu’ils soient, émis par l’entreprise, doivent servir une même intention, que l’on appelle projet d’entreprise ou stratégie de marque.

      Vous avez travaillé avec de grandes marques et pourtant vous êtes particulièrement discrète. Vous êtes absente des réseaux sociaux et votre agence de communication n’existe même pas sur Internet. Comment peut-on faire de la communication sans être sur la sphère numérique ?

      Cela s’appelle de « l’under-marketing », qui contrairement à ce que laisse supposer sa    dénomination, relève d’une stratégie qui doit être encore plus marketée dans l’idée de    ne pas paraître relever d’une communication marchande trop visiblement intéressée. Le   must, c’est d’avoir l’air de n’avoir rien à vendre, mais au contraire de donner des conseils, des tuyaux spontanément, gratuitement, pour faire plaisir, comme le ferait un ami. C’est fort non ???? L’over-marketing (à savoir le sur-marketing, trop visible, trop excessif et caricatural) étant maintenant plutôt bien repéré, décodé et fui par les « consommateurs », la tendance  inverse s’est développée pour en prendre le contre-pied. Marx soulignait ce phénomène à propos du capitalisme qui intègre ses propres contradictions et les retourne à son profit. La leçon a bien été retenue 😉

      Question incontournable : l’IA va-t-elle révolutionner le branding ?

      Joker ! J’en ai par-dessus la tête de l’IA présentée comme la panacée et l’avenir de l’humanité. Pour moi, et cela n’engage que moi, tant qu’elle continue à n’être qu’algorithmes + big data + puissance de calcul, je pense que cela ne va rien bouleverser ; juste intensifier et accélérer ce qui se fait déjà. Chat GPT ? Les textes non déterminants seront écrits via ces modèles standardisés et le sur-mesure créatif (textes, raisonnements complexes) restera incomparablement humain. Sur les images en revanche, cela risque d’être un peu plus compliqué, car il va être extrêmement compliqué de distinguer une image qui ne correspond à aucune réalité. Et là, c’est un véritable problème d’éducation non seulement du consommateur mais du citoyen.
      J’en profite ici pour plaider de manière plus générale, en faveur de l’éducation aux logiques de marques et à la communication marchande dès le plus jeune âge.
      À défaut de pouvoir échapper à cette marchandisation généralisée des échanges sociaux, il faut que chacun puisse savoir quels sont les processus à l’œuvre, comment sont construites les marques, comment fonctionnent les stratégies d’influence, comment agit la publicité. Être éclairé et conscient est déjà un grand pas.
      Mon rêve serait d’intervenir dans les écoles auprès des jeunes pour leur expliquer mon travail et leur révéler les coulisses du grand théâtre de la consommation et de la communication.

      Par rapport à l’ensemble de vos actions, quelle est la réussite dont vous êtes la plus fière ?

      Je suis très fière d’avoir réussi à monter une entreprise qui m’a permis de faire ce           métier de la manière dont je voulais le faire : sans compromis, en étant libre de mes      choix, de mes pensées, en m’amusant, en aidant mes clients de manière honnête et      convaincue … tout en continuant à réfléchir et à avancer de manière critique sur des pratiques dont je connais précisément les ressorts et les aboutissants pour les pratiquer quotidiennement. Certains penseront qu’il s’agit d’un discours bien pratique destiné à rendre supportables des injonctions totalement paradoxales. Je leur réponds que je me suis effectivement posé cette question, mais qu’au final, j’ai décidé d’en faire une force et de rejoindre la position de Yannis Varoufakis sur les « insiders » : la     meilleure manière d’influer sur un système est d’y agir de l’intérieur, avec ses propres codes et ses propres règles.  Je ne veux renoncer à rien : ni à ma passion professionnelle pour les marques commerciales et les marchés de mes clients, ni à         mes convictions profondes sur le « marketing en tant qu’outil de contrôle social »,      thème que je développe depuis ma thèse de doctorat, il y a plus de 25 ans maintenant.

      Vous avez rédigé votre thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication. Pouvez-vous nous présenter votre expérience avec le monde de la recherche et plus globalement votre regard sur les relations entre chercheurs et praticiens sur les sujets de communication en France ?

      Juste quelques mots, car il n’y a pas grand’chose à dire hélas, tant ces deux mondes        continuent à s’ignorer mutuellement. Chacun reste dans son silo et parle de SA vision     de la communication, plus ou moins marchande, plus ou moins sociale. Or les principes idéologiques, sociologiques et politiques qui les sous-tendent sont les mêmes. De tels propos choquent encore beaucoup à l’université et vous fait passer pour un « intello » dans les agences de communication. C’était déjà le cas à l’époque de ma thèse (en 1999) et je ne trouve pas que cela ait vraiment évolué. C’est étonnant non ? Comment l’expliquer ? Force du tabou « commercial » à l’université, persistance du délit de « pensée complexe » dans les agences ou les entreprises ?

      Aux jeunes qui souhaitent se lancer dans une carrière en communication, vous leur diriez quoi ?

      • Faites-le pour de bonnes raisons, pas pour les poncifs habituels et les lieux communs sur la communication. Tout le monde ne peut / ne sait pas faire de la communication. C’est un vrai métier, avec une vraie technicité à acquérir.
      • Intéressez-vous à la micro-économie, suivez la vie des marchés, passionnez-vous pour l’étude des comportements et de la psychologie des « consommateurs ». Sciences économiques et sciences humaines sont indispensables. Votre terrain de jeu c’est la société !
      • Soyez curieux de tout, cultivez-vous, écoutez le monde.

      Pour bien communiquer, il faut regarder partout, lire tout, questionner sans cesse, pour comprendre : la société, les gens. Cela doit devenir un réflexe, voire une obsession.

      • Dans vos recommandations et vos raisonnements stratégiques, ayez des opinions, faites des choix, affirmez-les et défendez-les ; osez la non-neutralité. Les clients apprécieront et vous ferez la différence.
      • Enfin, croyez en ce que vous faites, faites le bien et honnêtement, le mieux possible à la fois pour l’entreprise, le client, la société et la nature … mais gardez toujours un œil critique et un certain recul sur votre pratique de la communication, pour rester lucide et vigilant quant au pouvoir croissant et aux excès potentiels d’un tel outil !

      Entretien avec Josianne Millette – Le phénomène des relations publiques. Regard critique sur la pratique

      Entretien avec Josianne Millette, professeure agrégée,
      Département d’information et de communication, Université Laval
      Propos recueillis par Stéphanie Yates

      Comment résumerais-tu la thèse centrale de ton ouvrage?

      Comme l’évoque bien le titre du livre, je résumerais en insistant sur le besoin de s’intéresser aux relations publiques  – les fameuses « RP » – comme phénomène social. C’est-à-dire que, plutôt que de me pencher sur les RP comme outil stratégique de gestion, j’ai voulu examiner le quotidien des professionnel.les de la pratique,  comment se font les RP et qui en fait, mais aussi avec quels enjeux, en tentant de comprendre par exemple comment les relations publiques interviennent dans la société. Ce faisant, j’ai souhaité éviter les caricatures, en essayant d’échapper à une opposition normative entre la critique forte des relations publiques en tant qu’outil de propagande, d’une part, et la défense professionnelle du métier, d’autre part. J’estime que cette opposition normative constitue une entrave à la compréhension plus fine de ce que sont et de ce que font les relations publiques dans nos sociétés contemporaines.

      Pourquoi avoir choisi de t’intéresser aux pratiques professionnelles, qu’est-ce qui t’interpellait particulièrement dans cette question?

      Il y a certainement eu une impulsion lors de ma formation collégiale en Art et technologie des médias, une formation de nature technique. Par la suite, tout mon parcours universitaire a été motivé par un désir de mieux comprendre « les recettes » qu’on m’avait enseignées sur un plan technique, de mieux comprendre comment ça fonctionne, de mieux en saisir les enjeux. Les façons de faire du métier sont tellement importantes aujourd’hui : les relations publiques sont partout, on a d’ailleurs l’impression de bien les connaître – on dira par exemple « je m’en vais faire mon PR ». Paradoxalement, elles sont peu décrites. On dit toujours que la profession est mal comprise, mal connue. En abordant le tout à partir des pratiques professionnelles, je pense qu’on peut mettre de l’avant le côté « ordinaire » des communications : ce sont des hommes et des femmes qui entrent au travail le matin, qui font ce qu’ils et elles ont à faire avec toutes les petites difficultés que ça comporte. Mais c’est un travail qui est aussi guidé par un ensemble de normes, d’identités, d’imaginaires… et dont les conséquences dépassent, pour le dire ainsi, le contexte immédiat des interventions qui sont mises en œuvre. C’est ce qui m’intéresse.

      Peux-tu nous parler un peu de ton terrain d’investigation?

      Une partie de l’ouvrage repose sur l’étude de terrain conduite dans le cadre de ma thèse de doctorat, qui s’est amorcée en 2013. On en était alors à un tournant quant à l’intégration des plateformes numériques à la vie quotidienne en général, mais aussi aux pratiques professionnelles en relations publiques. Je me suis donc intéressée aux enjeux éthiques qui traversaient cette intégration-là, cet apprivoisement, des médias numériques dans la pratique des RP et aux discours professionnels que cela a généré. Je suis allée assister à des formations et à des conférences destinées aux professionnel.les, j’ai fait des analyses de contenu sur des livres et des articles leur étant destinés. J’ai aussi conduit une série d’entretiens au long cours : après un entretien initial, j’ai observé en détail, sur une période de trois semaines en moyenne, les usages des professionnel.les rencontré.es, pour terminer par un entretien sur traces. J’ai ainsi pu faire ressortir non seulement le discours des professionnel.les sur ce qu’ils disent qu’ils font, mais aussi comment ça se traduit concrètement dans le travail de tous les jours.

      Quels sont les éléments qui t’ont le plus surpris dans cette démarche?

      Une des choses qui m’a fascinée dans la trajectoire des usages est la négociation des identités personnelles et professionnelles en ligne, l’imbrication de ces deux types d’identité et tous les flous que ça peut créer. J’ai d’ailleurs constaté que c’est dans cette imbrication que se posent les questionnements éthiques les plus saillants. Par exemple, on me disait lors des entretiens « j’ai commencé à suivre des gens à partir de mon compte personnel, mais ces gens-là ne savent pas que je suis en train de mettre en place une veille sur eux… ». J’ai aussi été interpellée par tous les petits « bricolages » qui façonnent les usages, par exemple en ce qui concerne le masquage des commentaires, alors que selon la norme professionnelle et dans un esprit de dialogue, ceux-ci ne devraient normalement pas être effacés. Même si le rapport au web a changé depuis les 10 dernières années – la gestion de communauté se développe d’ailleurs comme une expertise à part entière – ces questionnements éthiques me semblent toujours actuels. Ils sont d’ailleurs réactualisés avec l’arrivée de l’intelligence artificielle : un imaginaire se développe et la profession essaie de réaffirmer son expertise face à ce changement, en développant de nouveaux patterns culturels, qui s’inscrivent dans la « cosmologie » des relations publiques.

      Le sous-titre de l’ouvrage suggère un regard critique sur la pratique : quel est ce regard critique?

      Mon approche, qui s’inspire du philosophe américain John Dewey et de son pragmatisme critique, vise à alimenter une réflexivité chez les professionnel.les des relations publiques et du public plus généralement. L’idée est que par une meilleure compréhension, on se donne une meilleure emprise sur la pratique : on tente de se donner des outils pour mieux la comprendre, mieux comprendre comment elle opère, pour ensuite poser un regard critique sur les enjeux sociaux, démocratiques ou culturels qu’elle pose. Au-delà de la critique normative parfois caricaturale à laquelle je faisais référence, il s’agit d’une critique peut-être plus « mesurée », pour reprendre le propos de Johanna Fawkes, mais aussi beaucoup plus exigeante. Parce qu’il n’y a pas de grands a priori théoriques, cette critique demande de remettre en question la façon dont les valeurs qu’on mobilise opèrent en pratique. Il s’agit donc de voir comment un travail bien « ordinaire » ou anodin réalisé au niveau micro, pensons aux relations publiques qui peuvent soutenir un lancement de livre par exemple, s’insère dans des dynamiques de communication plus larges, au niveau macro. C’est donc ça le regard critique que j’essaie bien humblement de développer. C’est un « miroir tendu » aux communicateurs, pour citer les travaux du RESIPROC, afin de les aider à réfléchir à leurs pratiques, une mise en perspective et une prise de distance pour se poser des questions plus larges. Sans démoniser et sans idéaliser la pratique, il s’agit donc d’essayer de voir ce qui s’y joue.

      Un des chapitres traite des liens entre le travail des professionnel.les en relations publiques et nos représentations sociales. Peux-tu nous en dire quelques lignes?

      C’est peut-être l’un des aspects avec lequel on est le plus familier : il y a de nombreuses études critiques qui ont porté sur les représentations portées par la publicité ou les médias en général. Ça me semblait quand même un thème incontournable, notamment parce qu’il permet de faire le lien entre les représentations qui sont portées par les professionnel.les et celles qui sont re-produites dans leur travail, de façon plus ou moins explicite ou intentionnelle. En nous intéressant aux RP en tant qu’ « intermédiaires culturels », on peut réfléchir à la façon dont la pratique s’insère dans la définition et la circulation de normes sociales – qui concernent tant les goûts ou les tendances que les modes de vie, par exemple. Ça permet aussi de souligner que c’est un milieu qui non seulement occupe une position généralement privilégiée, mais qui est généralement assez homogène, ce qui n’est pas étranger à la façon dont on y représente les publics. Tout ça participe de rapports de pouvoir, y compris dans les normes et représentations qui concernent le métier, en lien par exemple avec le leadership – qui répond à des modèles masculinisés, axés notamment sur la performance et l’assertivité.  

      Un dernier mot pour conclure?

      En proposant ce livre, j’espère surtout susciter des questions et donner envie à ceux et celles qui me liront de poursuivre la réflexion, de creuser les thèmes que je n’ai pas couverts ou pas assez approfondis. Je m’adresse aux universitaires, mais je voulais aussi le faire d’une façon qui reste suffisamment accessible pour permettre à un public plus large de se familiariser avec les RP et aux professionnel.les d’avoir accès à des pistes qui de nourrir une réflexivité par rapport à différents aspects de leur travail.  Seul le temps dira si j’ai atteint ces objectifs, mais je pense avoir réussi à donner matière à discussion autour des relations publiques, qui sont à mon avis trop souvent laissées pour compte comme objet de recherche.

      Le phénomène des relations publiques. Regard critique sur la pratique
      Presses de l’Université du Québec
      https://www.puq.ca/catalogue/livres/phenomene-des-relations-publiques-4045.html

      Questions à Michel Badré

      Michel Badré a piloté les débats publics sur le plan de gestion des déchets radioactifs et sur la nouvelle génération des réacteurs nucléaires. Il fut l’un des trois membres de la mission de médiation du projet d’aéroport Notre-Dame-des-Landes. Autant de sujets à controverses. A l’occasion de la parution de son ouvrage La démocratie environnementale face à la réalité, il a accepté de répondre à nos questions.

      • Sur le projet Notre-Dame-des-Landes, un élément majeur de la réussite de la mission de médiation repose sur votre méthode : Ecarter les hypothèses les moins réalistes; Ecouter les arguments du plus grand nombre des parties prenantes; Se concentrer sur les points les plus clivants; et objectiver ces points par des études indiscutables. Et pourtant au final, il semble que l’argument essentiel de la décision des pouvoirs publics ait reposé sur des questions d’ordre public. Est-ce aussi votre avis ?

      Les déclarations d’Edouard Philippe, à l’époque Premier Ministre, éclairent bien en deux temps l’argumentation de la décision finale : à la réception du rapport de médiation en décembre 2017 il déclare que ce rapport constate pour répondre aux besoins identifiés l’existence de deux options (aménagement de l’aéroport actuel, et projet de Notre-Dame-des-Landes débattu jusque-là), entre lesquelles il faut choisir, alors qu’ondisait qu’il n’y en avait qu’une (le projet NDDL). Et en janvier 2018 il indique que le choix du gouvernement est d’aménager l’aéroport actuel, parce que l’autre option « n’est pas réalisable ». C’est en effet certainement la question de l’ordre public qui est la plus déterminante pour écarter l’option Notre-Dame-des-Landes, mais il aurait été nettement plus difficile de faire passer cette décision (qui n’a finalement pas provoqué de forte opposition locale) si l’autre option n’avait pas existé, ou n’avait eu que des inconvénients par rapport au projet de Notre-Dame-des-Landes, ce qui n’était pas du tout le cas.

      • Sur le débat des nouveaux réacteurs nucléaires, vous dites que ce débat a été révélateur d’une tendance un peu structurelle en France où la concertation est utilisée non pas pour trouver la meilleure solution, mais en tant qu’alibi de communication pour crédibiliser le projet, sous prétexte que le public a pu s’exprimer. Cette situation peut-elle évoluer ?

      Je dirais plutôt qu’elle doit évoluer : il est difficilement acceptable du point de vue démocratique, sur un enjeu aussi important, de mener une concertation sur une décision dont il apparaît vite clairement qu’elle est déjà prise, sans option alternative réellement envisagée. Ce n’était même pas un alibi de communication, mais plutôt le respect d’une procédure réglementaire obligatoire, pour réduire le risque de contentieux : c’est ce qu’il ne faudrait jamais faire, pour maintenir la confiance du public dans le principe même de sa participation à l’élaboration des décisions.

      • Sur le plan de gestion des déchets radioactifs, vous regrettez que le débat n’ait intéressé que les professionnels et les experts. Comment faire pour intéresser un plus large public à des sujets aussi importants ?

      C’est surtout une question de temps, et de moyens. Le but n’est pas de forcer à participer des gens qui n’en ont pas envie, mais de comprendre les questions et les attentes de personnes qui ne sont pas familières avec le domaine technique du débat. L’expérience prouve que des groupes de personnes tirées au sort selon des critères de représentativité (genre, catégories d’âge, régions, catégories socioprofessionnelles, …), et avec qui on travaille pendant un temps suffisant (plusieurs week-ends) accèdent très bien à la démarche : cela a été fait dans le débat sur les réacteurs nucléaires avec un groupe de cette nature sur la question des risques, et avec un groupe de personnes en situation sociale difficile sur le thème général du débat, et cela a bien fonctionné.

      • Sur l’ensemble de ces projets, il semble qu’en démarrage des travaux, plutôt que de viser un consensus, vous cherchez d’abord à « trouver un accord sur les désaccords ». Cette méthode peut-elle être utilisée pour tous les débats publics ?

      J’en suis pour ma part très partisan. Le but n’est pas de compter les « pour » et les « contre » un projet, ni de trouver un consensus entre eux ; il est de mettre à plat, de façon rigoureuse, les arguments présentés par les uns et les autres, après avoir identifié avec eux les questions qui font réellement l’objet de désaccords argumentés. A titre d’avantage collatéral, la méthode permet aux participants défendant des points de vue opposés de mieux se connaître et se comprendre, et de constater que le but des organisateurs du débat n’est pas de les faire changer d’avis mais de les écouter en profondeur, à l’opposé de toute démarche d’instrumentalisation ou de manipulation.

      • Comment évaluez-vous le rôle des réseaux sociaux dans les procédures de débat public ?

      Mon expérience personnelle, à partir du débat sur les réacteurs EPR, est très négative : un débat de fond nécessite du temps, de l’écoute, de l’argumentation approfondie, ce qui paraît antinomique avec le mode de fonctionnement habituel des réseaux sociaux. Ceux-ci exercent par ailleurs un rôle très destructeur par le maniement des attaques personnelles qui s’y développent : les controverses de fond, normales sur des sujets complexes, y deviennent rapidement des prétextes à insultes, voire à instrumentalisation par des professionnels de la manipulation. Pourtant les organisateurs d’un débat ne peuvent empêcher le développement d’un débat parallèle sur les réseaux sociaux : un travail méthodologique  important reste donc à faire pour savoir mieux gérer cette situation inévitable.

      • Vous avez été vice-président du Conseil Économique Social et Environnemental. Quel regard portez-vous sur cette institution dans sa capacité à faire bouger les lignes en matière de politique publique environnementale ?

      Le rôle purement consultatif du CESE ne lui donne pas de capacité opérationnelle directe à modifier les politiques publiques. En revanche c’est un des rares lieux (peut-être le seul ?) où se rencontrent tous les « corps intermédiaires » pour dialoguer au fond sur tous les grands enjeux de société, dans un climat où chacun défend ses positions sans agressivité : syndicats, ONG, organisations professionnelles (y compris FNSEA et MEDEF…), etc. Alors que la structuration du droit du travail par des accords entre partenaires sociaux est très présente depuis la fin de la 2ème guerre mondiale dans la démocratie sociale, le CESE pourrait favoriser l’émergence de mécanismes semblables pour les décisions de politique environnementale : l’expérience positive, malheureusement sans lendemain, du « Grenelle de l’environnement » entre 2007 et 2009 a montré qu’il était possible de construire par la négociation des accords entre tous les partenaires sur des politiques environnementales : cette méthode devrait être reprise.

      ACCS

      10 mars 2025


      Dan Antoine Blanc-Shapira dirige l’agence Sensation!, une agence spécialisée en communication événementielle. Mais c’est surtout un des meilleurs connaisseurs de cette activité. Il fut notamment Vice-Président de la filière en France et à ce titre initiateur des chantiers Eco-responsabilité / Bonnes pratiques/ Evaluation des impacts / Démarche qualité.

      • Pouvez-vous nous présenter la situation actuelle de la communication événementielle ? La crise Covid aura-t-elle eu des impacts majeurs sur le long terme de l’activité ?

      Le COVID a été une période terrible pour la filière car celle-ci s’est arrêtée net du jour au lendemain … mais étonnamment, le manque a permis de faire prendre conscience aux organisations du rôle essentiel de l’événementiel : les rassemblements, les échanges, le « vivre ensemble » et à fortiori le « vivre-ensemble des moments forts », la sérendipité, cimentent les liens de la société (au sens d’un pays mais aussi au sens d’une entreprise ou organisation).

      Sans événements, le lien social se délite… et nous avons tous pu constater que si une « visio » ou une rencontre en distanciel étaient utiles pour relayer l’information, elles ne pouvaient pas se substituer à la richesse du rassemblement physique, créateur de liens.

      Clairement l’effet de la crise COVID a été la prise de conscience durable du rôle essentiel de l’événementiel (corroboré par la magie des Jeux Olympiques en France). Et l’activité de la filière s’en est fait l’écho : 2022, 2023 et surtout 2024 ont été des années fastes !

      Sans événements, le lien social se délite

      • Comment définiriez-vous l’impact du numérique sur la communication événementielle ?

      Le numérique ne remplace pas la rencontre ‘IRL » (« in real life »), mais il peut l’aider dans sa mise en œuvre (les outils de l’organisateur) et il peut « l’augmenter » dans sa forme (la mise en forme visuelle, les interactions, les personnalisations, …).

      Par ailleurs, plus les individus sont confrontés au numérique dans leur vie quotidienne (et/ou professionnelle), plus ils manifestent le besoin de se retrouver en live pour vivre une expérience en commun, sans écrans. De la même façon, le télétravail (permis par les outils digitaux) pour pratique qu’il soit, génère le besoin de ménager des moments de retrouvailles fortes (et sans doute, mais c’est un autre sujet, de réinventer le rôle du bureau).

      Pour résumer, l’on pourrait dire que les rencontres « à faible valeur ajoutée » peuvent utilement être remplacées par des visios, tandis que la multiplication du temps passé en distanciel nécessite de prévoir des moments événementiels à l’occasion de retrouvailles « en live ».

      • Et pour l’I.A., doit-on s’attendre également à un bouleversement profond pour la communication événementielle ?

      Évidemment ! L’ensemble de la société est et sera bouleversée par l’IA et à ce titre, les événements (reflets ou contre-reflets de l’époque) le sont et le seront aussi.

      Je distinguerai d’une part l’impact de l’IA en tant qu’outil : aide à la conception (je m’en sers personnellement comme punching ball pour tester et rebondir sur mes idées), capacité d’aller chercher très rapidement du contenu, aide à la mise en forme des concepts (visualisation sous forme d’images ou de vidéos, présentation des recommandations…), prise en charge de tâches répétitives… c’est donc un outil hyper puissant permettant de gagner du temps tout en préservant la « bande passante » de l’humain qui peut se concentrer sur la valeur ajoutée créative et stratégique.

      D’un autre point de vue, dans le monde virtuel (les réseaux sociaux) édulcoré à l’aide de l’IA, l’événementiel apparaît comme un espace de vérité : la rencontre en live permet d’entendre le « vrai » discours d’une personnalité et non sa manipulation. Les participants ne sont plus cachés derrière un « pseudo » mais en confrontation réelle. Certes, les « fake news » peuvent toujours être assénées (suivez mon regard), mais le public présent est en capacité (s’il le souhaite) de vérifier immédiatement les informations à l’aide de l’IA par exemple.

      Enfin, dans un monde qui communique de plus en plus en mode asynchrone (délai entre émission des messages, réception et réponse), l’événementiel demeure un des derniers bastions de l’échange synchrone (interaction en temps réel).

      L’événementiel demeure un des derniers bastions de l’échange synchrone,
      de l’interaction en temps réel

      • Comment caractériseriez-vous la spécificité même de la communication événementielle parmi l’ensemble des domaines d’action de la communication d’entreprise ?

      La spécificité de la communication événementielle est d’être extraordinairement efficace et rentable pour chaque € investi !

      Les résultats des études portant sur 173 événements évalués (17.756 personnes interrogées) à l’aide du « Bilan d’Impact stratégique événementiel LÉVÉNEMENT–Occurrence* font apparaître des moyennes d’impacts exceptionnelles : Taux de mémorisation de 75%, Attribution de 85%, Conviction de 84% (!), Adhésion de 69%, Motivation de 82%, Esprit d’équipe de 65% et… incitation à l’achat de 63%. Et pour couronner l’ensemble, un taux moyen de « bouche à oreille » (« en a parlé à quelqu’un ») de 12 personnes.

      Comment expliquer ces impacts hors norme ?

      Sans aucun doute, par les spécificités de la communication événementielle :

      – Les participants se déplacent volontairement (généralement) vers l’événement (≠ d’autres formes de communication subies) ;

      – L’événementiel rassemble un groupe certes restreint de participants (≠ mass communication), mais de façon plus impactante. Et le « rebond médiatique » et/ou la « résonance sur les réseaux sociaux » (User Generated Content) d’un événement peut toucher un public de masse (peu de personnes présentes, mais un écho pouvant toucher des millions de personnes à distance, en réseau).

      – Les participants sont « immergés » dans l’événement et l’ensemble de leurs sens sont sollicités. Ils captent donc plus fortement l’émotion et la force de l’expérience (bien plus que si un ou deux sens étaient sollicités) ;

      – Les participants vivent un moment « unique » (exceptionnel) qui marque une rupture avec le quotidien ;

      – L’événementiel génère un temps de contact long (une à plusieurs heures, voire plusieurs jours) qui permet la densification des messages ;

      – L’événementiel produit une interaction entre les émetteurs et les récepteurs (une véritable boucle, les uns devenant tour à tour émetteur et récepteur) ce qui augmente l’attention et l’engagement du public ;

      – … et il produit également une interaction entre les participants eux-mêmes (exemple : la « standing ovation » qui est un phénomène d’amplification de type « boule de neige »).

      • Existe-t-il des manières différentes de concevoir une opération de communication événementielle selon les types d’organisation, en termes de secteur d’activités ou en termes de distinction entre les entreprises et les organisations publiques (institutions, collectivités) ?

      Par définition, aucune action de communication ne peut être (ne devrait être) conçue sans tenir compte de ceux à qui elle s’adresse et de qui elle émane. Elle est donc forcément sur-mesure et toute erreur en la matière transforme l’action en échec.

      • Le sujet de l’impact environnemental et social des actions de communication événementielle est-il réellement pris en compte par les organisations qui vous sollicitent ?

      Nous avons initié dès 2006 avec mon confrère Benoît Désveaux, la démarche « éco événement » de l’ensemble de la filière événementielle (« filière précurseur » selon l’ADEME). Rapidement, nous avons élargi nos actions à l’ensemble du spectre de la RSE.

      Si durant les premières années, nous avions l’impression de « ramer sur le sable », force est de constater qu’aujourd’hui la filière et en fait l’ensemble de la société, ont pris conscience des enjeux. Mais si personne n’est ouvertement « contre » (du moins en France), certains ne sont pas encore assez « pour ». Cela veut dire qu’ils ne sont pas assez actifs ou engagés en la matière et ne se contentent que de quelques micro-actions symboliques.

      Grosso modo, 1/3 des clients de Sensation ! viennent à nous pour bénéficier de notre expertise en la matière, 1/3 des clients découvrent ou amplifient la démarche grâce à nos recommandations et 1/3 des clients… ne sont pas proactifs ou demandeurs en la matière (bien que nos process restent éco & socio engagés). Mais attention : nous n’avons jamais gagné un projet qui était « vert » mais pas bon stratégiquement ! L’événementiel, c’est une réponse pertinente à une problématique de communication et dont la mise en œuvre doit être la plus responsable possible. On peut rassembler tout en œuvrant vers le zéro déchet, on peut motiver tout en privilégiant les transports responsables, on peut fidéliser ou vendre tout en étant socialement engagés… !

      • Vous êtes aussi connu pour avoir organisé le championnat du monde d’échecs et les premiers grands événements échiquéens, quel regard portez-vous sur l’évolution actuelle du jeu ?

      Le Festival international des Jeux que j’ai créé à Cannes, il y a bientôt 40 ans, s’est développé fabuleusement pour rassembler, en 2025, 150.000 personnes en 4 jours. Le concept de tournois de jeu d’échecs en parties rapides et éliminatoires initié en 1990 au Théâtre des Champs-Élysées avec le Trophée Immopar et ensuite le Grand Prix Intel est devenu la norme du circuit international actuel. Par ailleurs, le COVID et la série « Le Jeu de la Dame » ont fait exploser le nombre de pratiquants (et de pratiquantes !) du jeu d’échecs dans le monde entier.

      L’évolution de l’informatique s’est trouvée illustrée par les très intenses confrontations entre l’ordinateur Deep Blue et Garry Kasparov. Si aujourd’hui, la relation entre l’homme et la machine ne se pose plus en termes de confrontation, elle s’épanouit dans l’aide à la réflexion et à l’apprentissage ainsi que dans les réseaux qui permettent de jouer à distance : des millions de joueurs s’affrontent quotidiennement en ligne sur l’échiquier.

      A noter que l’exponentielle croissance de la connaissance échiquéenne grâce aux moyens informatiques amène les champions à vouloir challenger leur créativité en s’adonnant au « Fischer Random Chess » ou au Freestyle chess qui cassent la théorie en débutant les parties par un placement aléatoire de certaines pièces.

      Mais pour revenir à l’événementiel, la partie d’échecs ou plus largement le jeu de société en live, dans un club ou sur un banc dans un parc, fait son grand retour ! Toujours ce fondamental besoin de la rencontre et de l’échange !

      Dan-Antoine BLANC-SHAPIRA – fondateur de l’agence événementielle Sensation !, cofondateur du collectif eco-evenement.org

      *A voir ou à lire :

      La mini-série « Rematch » de Yan England sur Arte (2024) retraçant en 6 épisodes l’incroyable match entre Deep Blue et Garry Kasparov

      Le documentaire « Garry Kasparov – Rebelle sur l’échiquier » 2024 de Tancrède Bonaro – Arte

      Le livre « La nouvelle révolution des échecs » de Peter Doggers ed. Buchet-Chastel 2024

      ACCS

      19 février 2025

      Leo Larivière est responsable du plaidoyer transition automobile et des relations parlementaires au sein de l’association « Transport & Environnement ». Il vient de publier « Quand la publicité s’oppose à la transition écologique » aux éditions de l’Aube.

      • Tu as travaillé particulièrement sur les imaginaires véhiculés par la publicité automobile. Pourquoi, selon toi, cette question représente un enjeu majeur ?

      Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la publicité automobile ne se limite pas simplement à promouvoir des marques ou des modèles de voitures. Elle joue un rôle bien plus profond en façonnant notre vision collective de la mobilité. À travers ses images et ses messages, elle impose des idées et des comportements, souvent sans qu’on en prenne vraiment conscience.

      Ce pouvoir des marques automobiles sur notre imaginaire collectif est un enjeu trop souvent ignoré dans les politiques de transition. Pourtant, son influence est bien plus grande que celle des institutions publiques. Chaque année, les marques investissent entre 2 et 5 milliards d’euros dans la publicité automobile. C’est un budget comparable à celui dont disposait Tony Estanguet pour organiser les JOP de Paris 2024 ! De quoi influencer en profondeur la manière dont les Français perçoivent la voiture et la mobilité en général.

      Dans cet essai, mon objectif est de remettre ces enjeux au cœur du débat. J’espère ainsi contribuer à une régulation plus juste et réfléchie des contenus publicitaires. Il est essentiel que les constructeurs automobiles et le secteur publicitaire ne détiennent pas le monopole sur ce que la société considère comme une mobilité désirable.

      • Tu as effectué un immense travail, peux-tu nous exposer ta méthodologie de recherche ?

      En 2020 et 2023, j’ai collaboré avec le WWF puis la Fondation Jean Jaurès pour étudier la contribution de la publicité à l’émergence des SUV. Nous avons analysé comment les marques automobiles ont voulu imposer ces modèles plus grands et plus rentables comme la nouvelle norme de la voiture désirable.

      Avec cet essai, travaillé avec les Editions de l’Aube, nous avons voulu élargir la réflexion à la publicité automobile dans son ensemble : qu’est-ce qu’elle nous montre réellement ? Quelle vision de la mobilité cherche-t-elle à promouvoir ? Et surtout, cette vision est-elle compatible avec les enjeux écologiques actuels ?

      Pour cela, j’ai conçu une grille d’analyse des imaginaires véhiculés par la publicité automobile, en m’appuyant sur une bibliographie approfondie. J’ai ensuite analysé 200 publicités diffusées en France entre 2022 et 2024. Le résultat est une synthèse assez fidèle des représentations publicitaires de la voiture et de la mobilité, que j’ai ensuite comparé aux besoins de la transition écologiques.

      • S’agissant de tes résultats, tu montres que la publicité automobile repose sur quatre modèles, peux-tu nous les présenter ?

      La publicité automobile nous vend avant tout un idéal de mobilité illimitée, sans bornes, une capacité à conquérir tous les espaces, à tout moment, seul ou avec nos proches.

      Elle nous propose aussi une promesse d’émancipation et de distinction individuelle : la voiture comme symbole de réussite, d’intégration sociale, de richesse. Cet imaginaire est complété par celui de la vie sociale épanouie, où l’usage d’une grosse voiture devient synonyme de bonheur familial ou de proximité accrue avec ses proches.

      La publicité véhicule enfin une foi inébranlable dans le progrès et la modernité, où chaque innovation chasse la précédente, nous entrainant dans une course technologique sans fin.

      Diffuser partout ces imaginaires est au cœur de deux grands paradoxes de notre siècle.

      D’une part, comment la voiture peut-elle échapper aux tensions politiques, quand la promesse publicitaire s’oppose aussi frontalement à la réalité concrète des automobilistes, bien plus marquée par le « bouchons-pognon-pollution » que par la liberté et l’évasion ?

      D’autre part, comment repenser notre rapport à la voiture et nous orienter vers des modes de mobilité plus sobres, plus collectifs, quand des milliards sont investis chaque année pour entretenir la désidérabilité d’une mobilité automobile solitaire et sans limites ?

      Je suis convaincu que nous ne pourrons pas réussir sereinement la transition écologique tant que ces imaginaires publicitaires continueront de s’y opposer de manière aussi directe.

      • Dans tes résultats étonnants, tu indiques qu’en dehors d’une baisse du sexisme dans la publicité automobile, les imaginaires publicitaires n’ont que très peu évolué depuis un demi-siècle. Comment expliques-tu cela alors même que le secteur automobile est le premier annonceur de la publicité RSE et que celle-ci représente plus de 10 % de l’ensemble des dépenses publicitaires ?

      Ces budgets alloués à la RSE reflètent probablement une volonté de réorienter la publicité vers des produits plus durables. C’est particulièrement visible dans le secteur automobile, où la voiture électrique devient le héros de nombreuses campagnes, représentant environ deux tiers des publicités que j’ai analysées.

      Cependant, la transition écologique ne se limite pas à un simple changement technologique. Les voitures de demain ne doivent pas se contenter d’être électriques plutôt que thermiques ou hybrides, elles doivent être conçues de manière plus sobre, être utilisées moins fréquemment, de manière plus collective et, dès que possible, rester au garage.

      On est loin des représentations actuelles dans la publicité automobile, où l’absence de limites et les SUV continuent de définir l’image d’une mobilité désirable !

      ACCS

      11 février 2025

      Dans notre série « nos grands prédécesseurs », nous avons le plaisir d’accueillir Bernard Emsellem. Après un parcours varié et une expérience à Sofres Communication, il crée son propre cabinet de conseil puis intègre le groupe de communication FRANCOM en tant que directeur associé, il devient ensuite directeur des stratégies puis président de TBWA\Corporate. En 2002, il rejoint la SNCF en tant que directeur de la communication puis directeur général délégué au développement durable et à la communication. En 2009, il prendra la présidence de l’Association Communication publique, association des responsables de communication des institutions publiques. Son dernier ouvrage « Les mots bidons » (Edition du Palio. 2024) interpelle le langage managérial et ce que ces mots nous disent de l’entreprise aujourd’hui.

      Entretien par Thierry Libaert

      Lorsqu’on interroge des jeunes communicants, on a l’impression qu’ils exercent un métier nouveau où le numérique aujourd’hui et demain la généralisation de l’IA vont totalement révolutionner la fonction communication. Pensez-vous qu’il y a eu une vraie révolution qui renverrait aux oubliettes les principes fondamentaux de la communication ?

        BE : Cette question dépasse l’univers de la seule communication… On a vu les transformations menées dans d’autres secteurs d’activité : certains ont été bousculés. Tout le chahut produit par les anti- et les pro- a engendré des pressions, de la passion. Les pratiques de la communication ont, quant à elles, été rapidement bouleversées… Ont-elles été pour autant révolutionnées ? ou mises aux oubliettes ? Allons-nous voir les théories de la communication être attaquées, dépassées, par les pouvoirs du numérique ? Et si on casse les concepts antérieurs il faut bien en re-construire d’autres, et organiser une autre chose. Il faut des principes fondamentaux, mais qui va les produire ? Qui va les utiliser ?  

        Chacun de nous est confronté à l’arrivée du verbe « révolutionner » et cela est particulièrement le cas en ce moment avec les débats sur l’IA : qui est révolutionnaire, dans quelle perspective ? Qu’est-ce que cela va apporter ? C’est introduire des composantes qui invitent à définir, à construire et à arpenter des trajets nouveaux. On peut penser en termes de table rase mais cela est stérile, ne produit pas, au contraire cela détruit. L’apport du numérique est la vitesse, la quantité, la pertinence. 0n est débordé mais aussi aidé. Le numérique va-il mettre tout cela cul par-dessus tête ?

        Je crois par exemple que la révolution ne modifiera pas la compréhension du sempiternel schéma de Shannon (émetteur, récepteur, canal, message, bruit) ou la référence à l’Ecole de Palo Alto, ou encore les théories de la contingence… Plus ça va, plus on charge la barque de ces termes qui varient en fonction des enjeux du moment.  

        • De même, en discutant avec des communicants, beaucoup se plaignent d’être surchargés, d’être dans l’instrumental et non la stratégie, il semble y avoir une forte accélération du temps en communication. Partagez-vous ce constat, et si oui pensez-vous qu’il existe des moyens pour ralentir le temps de la communication ?

        BE : Je crois également que le métier est devenu difficile. Le mot (burn out) est désormais dans le langage courant pour parler d’épuisement professionnel ! C’est relativement récent. Plusieurs facteurs ont joué un rôle dans cette accélération du temps. Depuis le terrible et symbolique TTU qui s’installe sur bien des documents internes, jusqu’à l’omniprésence des références numériques qui instaurent le règne de l’immédiat. Accélération du temps mais le temps fuit entre les doigts. Elle aussi, la fonction communication a contribué à la pression. Elle a prétendu, à raison, pouvoir jouer un rôle clé dans le fonctionnement des organisations. Elle a construit et conquis sa légitimité en renforçant sa compétence technique et la qualité de sa vision. Mais les conséquences sont là… Peut-on alors espérer une maîtrise du temps via l’enrichissement de la stratégie, dimension tout particulièrement valorisante en France, il est vrai. Mais on se leurre sur ce temps de la stratégie, et sur sa responsabilité. La stratégie travaille sur le temps long mais cela ne diminue pas la quantité instantanée de travail, tout en augmentant le niveau de responsabilité.

        • Dans votre ouvrage (2001), Le Capital Corporate, vous définissiez le capital corporate comme étant un ensemble composé de l’identité corporate (Ce que je suis), la réputation corporate (Ce que j’apporte) et le relationnel corporate (Les liens que j’établis). Etes-vous toujours en phase avec cette définition ?

        BE : Oui, je suis toujours d’accord : tout comme il existe un capital de marque, il existe un capital corporate. Il se construit en intégrant trois composantes corporate : l’identité, la contribution, la relation.

        L’identité : Qui parle ? Qui sommes-nous ? Réponse non pas par une évolution valorisant le passé, l’histoire, etc. mais en définissant un projet mobilisateur et rassembleur. L’usage du mot réputation est ici discutable et donc je reprends la notion de contribution, en abandonnant réputation (qui reste utilisable pour d’autres sens). La contribution : qu’apporter ? La relation : comment faire ensemble ?

        • Dans un autre ouvrage, Communication : pourquoi le message ne passe plus (2016), vous écrivez que la communication doit perdre son objectif de valorisation. N’est-ce pas demander l’impossible aux chargés de communication.

        BE : Oui, cette formulation est extrême, inutilement pourrait-on dire, mais c’était volontaire. Elle fait directement référence à la mutation actuelle des dispositifs et pratiques de changement, notamment pour la fonction de communication. Il faut préciser la fonction que l’on attribue ou que l’on se donne.

        Par le passé, la communication était très largement absorbée par la primauté de l’image. L’image de l’organisation, des dirigeants, des personnels.

        Pour autant, on ne laissera cette fonction ni perdue ni orpheline. Si personne ne porte la fonction de valorisation, ce seront les manipulateurs imbus de leurs techniques qui le feront.

        En revanche, aujourd’hui, il faut prendre à bras-le-corps les questions de vivre ensemble, de co-construction, de projet collectif, pour faire baisser la tension qui caractérise la période actuelle. Vous le voyez, il ne s’agit pas de quitter les rivages de l’image mais d’inverser les priorités.

        • Vous vous êtes engagé sur les problématiques de transition écologique. Il y a un débat sur la responsabilité de la communication face aux enjeux de dérèglement climatique, cela concerne essentiellement le secteur publicitaire. Considérez-vous que la publicité peut devenir authentiquement responsable face à ces défis ?

        BE : La communication peut être un allié, un allié puissant.

        L’ampleur considérable des désastres induits par le dérèglement climatique oblige chacun à se poser la question : « et moi que fais-je ; et nous que faisons-nous ? ». Nul individu doit  porter sur ses épaules l’ampleur des transformations à mettre en œuvre par et pour les parties prenantes, mais nul ne peut échapper à la question. même si « UN ne peut TOUT ». pour la société, l’hésitation n’est pas de mise. il faut viser haut, se définir à partir du climat mondial, global, et être inventif, adaptatif, rapide, confiant, engagé. Et puis attaquer. Aujourd’hui, le terrain de cette bataille collective s’appuie sur la communication. Ce qu’elle valorise, montre, suggère, … Et pour la communication, pourquoi la publicité ? Pour son importance économique, sociétale. La publicité peut porter des problématiques ambitieuses : elle le montre tous les jours.

        Le risque est que l’on se place du côté de l’à peu près, l’accent portant sur la manière et risquer ainsi le green washing, basculer du quoi ? pour passer au comment ?

        • Vous avez été président de l’association Communication Publique. Comment percevez-vous l’évolution du métier de communicant public par rapport aux responsables de communication en entreprise ?

        BE : Je pense qu’il y a, désormais, peu de différences de compétences entre les deux métiers. Je constate au contraire une grande proximité technique entre les communicants du secteur public et celui du privé, si ce n’est l’ancienneté de la réflexion publique sur les enjeux de débat et d’engagement.

        ACCS

        21 novembre 2024

        Le symbolique est décapité, faible, exsangue, et Trump joue la carte de la force et de la farce

        Daniel Bougnoux est un des grands noms des Sciences de l’information et de la communication. Philosophe, professeur de littérature, puis de communication, il observe les soubresauts des temps présents. Passage en revue des thèmes qui lui sont chers : de la médiologie à la crise de la représentation, de l’efficacité symbolique à Aragon, de la place de l’archaïque à la victoire de Trump… Regard et réflexions d’un “randonneur pensif”.  

        Entretien par Erwan Lecoeur, sociologue, enseignant chercheur en Communication (UGA).

        Photo : Gallimard

        Vous êtes connu à la fois pour vos livres de référence sur les sciences de l’information et de la communication et pour être un des principaux médiologues, aux côtés de Régis Debray. Où en est la pensée médiologique aujourd’hui ?

        La greffe n’a pas pris, hélas. J’étais un des militants de cette importation, de ce croisement entre Régis Debray et l’université. Je pourrais dire anecdotiquement que Régis n’a pas joué le jeu de l’université. Et ça a été un motif de son rejet presque unanime de la part de mes collègues. J’avais lu en 1979 « Le pouvoir intellectuel en France », c’est le premier livre de Régis où intervient le mot « médiologie ». Et ce livre m’avait – le mot n’est pas trop fort – transporté. J’étais vraiment tombé sous le charme. Je connaissais bien Régis par une amitié personnelle qui avait démarré en Bolivie en 1966 – et qui appartient à un plus ancien passé, que je n’ai pas à évoquer ici. Et le projet de médiologie m’a assez vite intéressé.

        Je n’étais pas du tout encore en infocom, mais je sentais qu’il soulevait là un problème capital, qui était le statut de l’intellectuel – entre le dire et le faire. Qu’est-ce qu’un intellectuel ? Ce n’est pas seulement un travailleur du concept ou de la pensée, c’est un homme d’influence. Et Régis se posait la question : qu’est-ce qui fait qu’on a de l’influence, c’est-à-dire qu’on transforme une idée, une idéologie en action. C’est toute la question du performatif, à laquelle je me suis beaucoup intéressé dans mes propres livres. Régis enrichissait la théorie du performatif, le courant pragmatique, mais lui s’intéressait à la médiation, c’est-à-dire l’intellectuel comme un homme d’influence… C’est aussi le cas des “ismes” : pourquoi le christianisme ? le marxisme ? le guévarisme ?  Pourquoi, c’est-à-dire comment ? Avec quels outils, avec quelle médiation, avec quels stratagèmes, ou stratégies ? Ça me paraissait un problème effectivement radical et mal traité.

        Vous êtes l’auteur de nombreux livres et concepts, dont celui de « Crise de la représentation » en 2006. Que diriez-vous à des chercheurs qui travaillent aujourd’hui sur la question des controverses, la communication sensible, les rumeurs, les fake news, les fausses informations ?

        C’est mon livre-princeps. J’y ai mis beaucoup de choses personnelles, mais qui peuvent toucher encore aujourd’hui pas mal de chercheurs ou d’étudiants, parce que je me suis attaché à bien décortiquer ce concept de représentation, qui fait système avec des notions qui gravitent autour, notamment les notions de présence et de re-présentation. Représenter, c’est justement accéder au virtuel ou accéder au symbolique. C’est dédoubler le monde représenté, ou dédoubler le phénomène ; c’est-à-dire accéder à un artefact, ou à un construit symbolique. Et aujourd’hui, dans l’ordre de l’argumentation, dans l’ordre du langage, dans l’ordre du théâtre éventuellement, du cinéma, en littérature, du roman, du poème, etc., il y a des formes de court-circuit par rapport à ce circuit long et exigeant de la représentation. La représentation passe par l’élaboration des symboles. Et le symbolique, l’ordre symbolique, c’est un ordre arbitraire, par définition. Un ordre qui s’apprend, qui se construit lentement, qui se répand lentement, qui suppose une adhésion savante, une adhésion raisonnée, un peu élitaire. Face à cette demande d’adhésion d’un ordre symbolique, il y a des courts-circuits qui brisent cette exigence d’ascension symbolique.

        Je suis très frappé, dans une discussion savante par exemple, si on commence à faire rigoler les gens, le rire va être un court-circuit très efficace d’accès au symbolique. Le rire va écraser la représentation en termes de présence rieuse, rigolarde, de franche camaraderie, de fraternité facile sur le plan de l’humour. L’émotion également, bien sûr, symétriquement. Je suis parti du théâtre pour dire que les formes de crudité au théâtre court-circuitent efficacement le régime de la scène en montrant parfois la chose même, la nudité, le trash, le cri ; ce qu’Artaud appelait la cruauté, au fond c’était ça aussi, c’était casser tout ce qui est symbolique sur la scène pour un théâtre de la chair crue, de l’émotion vibrante, une communion instantanée, forte. J’observe en littérature qu’il y a des grands écrivains qui ont cherché ce contact quasi-épileptique avec le système nerveux du lecteur. Céline, par excellence, par sa fameuse petite musique. Il disait lui-même : « je joue de la harpe sur les nerfs du lecteur ». C’est-à-dire qu’il touchait la nervosité même, sans passer par le détour de la construction symbolique.

        De votre point de vue, qu’est-ce que les sciences de l’information et de la communication devraient observer plus, ou mieux, dans leur approche des phénomènes médiatiques contemporains ? C’est quoi l’urgence ?

        Paradoxalement, je dirais que nos étudiants, nos chercheurs, sont souvent fascinés par le neuf, par l’émergent, donc les nouvelles technologies, les NTIC, évidemment. Mais souvent, ces NTIC sont mises au service de choses très archaïques. Et donc, je dirais, il y a parmi nous, chercheurs, étudiants, académies, etc., un déficit d’attention à l’archaïque. Je dirais, par exemple, la religion. Il n’y a pas tellement d’études. Il y en a, bien sûr, mais ça n’est pas une priorité. Mais aussi l’art, l’élaboration artistique. Ça me paraît, pour moi, une politesse de l’esprit de mettre en forme artistique un message. Par exemple, écrire bien. Quand je dis archaïque, c’est aussi chercher du côté de l’oralité, de la pulsion. Mettre en évidence des formes très primaires. Je tiens beaucoup à la distinction en psychanalyse primaire-secondaire. Car nous sommes constamment polarisés par le primaire.

        On étudie les écrans, les nouvelles technologies, le cinéma, en pensant toujours depuis ce qu’on a construit en termes d’équipements, ou repères symboliques. Mais il faut arriver à descendre dans l’infra, dans l’enfer des sentiments, des pulsions, des rêves, des amours, des haines, des colères, et que sais-je…, tout ce magma d’où nous émergeons chaque jour et où nous replongeons chaque jour, et pas seulement dans le rêve, le temps du sommeil. Donc, ça fait quelques programmes de recherche, à mes yeux, prometteurs. En tout cas, j’aimerais bien lire de bonnes choses là-dessus.


        Si vous deviez retenir une théorie, un concept, qui vous a particulièrement marqué, guidé tout au long de votre carrière d’enseignant, d’écrivain et de chercheur en sciences de l’information et de la communication ?

        Je pense que ce serait l’efficacité symbolique. Mais pour cela, il faut examiner pas mal de choses. C’est-à-dire, qu’est-ce qu’un surplomb symbolique ? Qu’est-ce que surplombe le symbolique ? Et comment ce surplomb est-il actif en nous et hors de nous ? Par exemple, en parlant de la psychanalyse, que va-t-on faire sur le divan ? On va tenter d’articuler, c’est-à-dire de mettre en langage, en énonciation symbolique, un récit. Ça peut être un récit de rêve, de trauma, de relation familiale. Et par ce récit, d’une certaine manière, conjurer le trauma, ou la mélancolie, ou la déprime. Donc, le surplomb symbolique, on paye pour ça en psychanalyse, consiste à forger un cadre, un repère, un énoncé, tel qu’on puisse ensuite occuper ce site pour terrasser, c’est-à-dire laisser derrière, ou laisser à terre, plus bas que le symbolique, ce qui a pu nous affecter.
        Si je poursuis ce modèle grossièrement rappelé de la psychanalyse, je mentionnerais toute l’histoire de l’art. Au fond, que font les artistes ?  Ils mettent en forme symbolique des traumas, des passions, des choses parfois horribles. Que fait la littérature ?  Elle fonctionne très largement à la restauration symbolique de plaies traumatiques. Je me suis intéressé à cela. Qu’est-ce que surplombe le symbolique ? Il surplombe l’indiciel et l’iconique. Je me suis souvent appuyé sur une pyramide, que j’ai testé au tableau lors de mes cours : la pyramide sémiotique comporte une première couche, que je dirais primaire, et qui est celle des indices. L’indicialité est un phénomène que je mettrais au même niveau d’intérêt que la fonction symbolique ou le surplomb symbolique. L’indicialité, c’est quand le signe attache à la chose. L’indice qu’on a fumé dans cette pièce, c’est qu’on trouve un mégot dans le cendrier ou qu’il y a une odeur de fumée dans la pièce. Un parfum est indiciel. L’intonation dans notre voix est indicielle. Le grognement qu’on partage avec un animal, ou en famille… il y a plein d’indices qui capitonnent notre énonciation verbale, notre communication ordinaire.

        L’icône va des deux côtés de la pyramide. Et puis, au sommet de la pile, il y a le triangle symbolique, avec sa pointe. On pense toujours depuis le sommet de la pile, on pense par le symbolique. Et il nous faut une pointe pour penser, une pointe pour écrire. Et cette pointe, c’est le stylo, par exemple, ou la plume, c’est-à-dire qu’on articule des caractères discrets, des caractères arbitraires, linéaires.

        La symbolique, c’est une mise en abstraction, en linéarité et en tout ou rien, c’est-à-dire le digital, le bit blanc ou noir, ouvert, fermé, vrai ou faux, etc. Donc on est dans des registres de choix arbitraires, de choix digitaux, registre par excellence de notre pointe symbolique. Et nous sommes, face à cette pyramide sémiotique, constamment en situation de brassage de ces trois niveaux dans nos messages ordinaires. Mais je dirais qu’il est important de bien comprendre ce qui relève de chaque niveau. La fonction symbolique a pour fonction de surplomber l’indice et l’icône ; mais parfois, bien sûr, pour sa propre efficacité, elle se mêle ou se mélange à eux. Ce concept de fonction symbolique, cette pyramide sémiotique, m’a beaucoup aidé dans mes cours, dans mes études. Au départ, j’ai pris ça à Peirce, mais Peirce ne l’élabore pas exactement comme ça. C’était un penseur très original, un peu foutraque, qui va dans tous les sens ; on a parfois du mal à savoir ce que Peirce a vraiment voulu dire, ou a vraiment écrit. Mais il permet aussi l’ouverture et le bricolage.


        Le blog sur lequel on pourra lire vos réactions, vos analyses régulièrement, actuel, s’appelle Le Randonneur. C’est une façon de dire qu’on pense mieux en marchant aussi.

        L’intitulé actuel du blog, c’est « le randonneur pensif ». Je tenais à cette notion de randonnée qui vient, comme vous le savez, de l’anglais « random », qui veut dire « au hasard». Certains diraient serendipity, c’est-à-dire le hasard heuristique, le hasard par lequel on fait la bonne trouvaille. Dans ma vie, j’ai pas mal bifurqué d’une discipline à l’autre. Je suis parti de la philo, puis j’ai enseigné la littérature, puis l’infocom. Aujourd’hui, je serais tenté par l’exercice des romans. Mais voilà, j’ai un sentiment un peu vagabond de la recherche. Ça ne m’a pas toujours servi, mais je trouve dans le vagabondage un confort et une certaine jouissance, une certaine heuristique, c’est-à-dire un facteur de trouvaille. Donc l’idée de randonnée me permet, chaque semaine, d’aborder bien des sujets qui traversent l’air du temps, qui me traversent dans mes rencontres, dans mes ruminations, ou mes rêveries.  Ce coq à l’âne ne me déplaît pas.

        Comment l’élève de la rue D’Ulm, philosophe de formation, professeur de communication ensuite, est-il devenu aussi, un spécialiste de Aragon et dirigé l’édition dans la bibliothèque de la Pléiade des œuvres romanesques complètes ?
        Oui, cinq volumes, en Pléiade. Il y en a deux pour l’œuvre poétique, auxquelles j’ai contribué de mon côté, mais j’ai assuré la direction des cinq volumes ; ça m’a pris quinze ans de ma vie, et donc ce n’est pas une petite affaire, une foucade ou le caprice d’un moment. Aragon est entré en moi en 61, à l’audition du disque de Léo Ferré, qui chantait Aragon. Ma vie a bifurqué à l’audition de ce disque. C’était le temps de mon bachot, j’avais 17 ans. Plus tard, j’ai plongé dans certains poèmes d’Aragon qui m’ont toujours enchanté, notamment ceux du Roman inachevé de 1956, d’où Ferré a tiré huit de ses dix chansons. Pourquoi Aragon m’a-t-il à ce point occupé, alors qu’il n’intéresse aucun philosophe ?  J’étais major d’agrèg et je n’affichais rien de ce côté-là. J’ai lu par hasard Blanche ou l’Oubli, en 70. Et ce hasard a déterminé mon orientation. J’y retrouvais tout mon Lacan, mon Derrida, mon Jacobson, enfin tout ce qui avait occupé mes années sémioticiennes, normaliennes, déconstructives. 

        Qu’est-ce qui me rend sensible à Aragon ? D’abord, une langue au-dessus de tout ce que j’ai pu lire en littérature. Pour moi, c’est le champion absolu. Si vous lisez un peu d’Aragon, notamment les textes surréalistes des années 20, vous êtes ébloui. Son maniement de la langue vous subjugue. Je me disais : écrire comme ça, c’est merveilleux, c’est un outil au-dessus de tous les outils. C’est magique. Donc, j’ai voulu m’accaparer une parcelle de cette magie. Evidemment, ça peut être stérilisant de trop admirer un artiste.

        Aragon, en même temps, était fraternel. Je l’ai rencontré plusieurs fois. Notamment à Toulon, avant Paris. Il était marrant, surprenant, pas du tout intimidant. Mes relations avec lui m’ont stimulé, m’ont intéressé. Mais j’ai surtout fréquenté son œuvre qui m’a, dans tous ses aspects, y compris y compris les romans réalistes, bien sûr, beaucoup impressionné. Et je continue à admirer profondément ce corpus.

        Qu’est-ce qu’on apprend à la fréquentation d’une grande œuvre ? Je dirais qu’aujourd’hui, les œuvres ne sont pas aimées. Et s’il fallait recommander quelque chose aux étudiants, je leur dirais d’aller vers des œuvres, vers ce qui fait qu’une pensée consiste, qu’elle cristallise, qu’elle s’organise symboliquement, qu’elle s’étaye elle-même et se construit comme ça, et nous permet de la co-construire ou de la déconstruire. Donc, affrontez-vous à des œuvres, essayez de comprendre ce qui fait qu’une œuvre est une œuvre. Pensez à l’œuf. C’est un germe, mais dans une forme parfaite, fermée, lisse. Eh bien, une œuvre, elle est fermée comme un œuf. Et puis, à l’intérieur, il y a beaucoup de germes, beaucoup de promesses de vie.

        Aragon, pour moi, est d’un bariolé fou, puisqu’il a été à la fois poète, romancier, journaliste, critique, ce qui est inhabituel, voire introuvable au XXe siècle. Au XIXe, il y a le modèle de Hugo. Aragon est à l’évidence, pour moi, le Hugo du XXe, dont il partage la grandeur, le prestige, mais pas les bonheurs.

        Quel est l’événement récent qui vous a le plus marqué ?
        L’élection de Trump, bien sûr. Sa surprenante victoire, comme on dit « l’étrange défaite », en 40. Parce qu’on l’attendait, on la craignait, mais pas à ce point-là. Ça reste quelque chose d’extraordinairement énigmatique. Comment la moitié du peuple américain peut se jeter dans les bras d’un pareil bouffon ?  C’est dire la dégradation du débat public, des conditions même de la parole autorisée, de la parole publique, de la parole qui nous surplombe, la parole symbolique, la parole organisatrice de collectifs – comme un programme républicain, un programme démocrate. Pendant que Kamala Harris jouait le jeu du débat, Trump ne cessait de le décapiter, de le ridiculiser, de le piétiner. Et toutes ses saillies de pitre, tous ses mensonges, ne faisaient qu’augmenter son capital de sympathie. Parce que, fondamentalement, il a compris quelque chose, en effet. D’une part, qu’il fallait capter la colère, qu’il y avait un énorme gisement de colère et qu’il fallait l’exprimer à son tour et en être le porte-voix, la caisse de résonance. Mais il y a aussi, d’une formule un peu grossière que j’utilisais dans mon blog et que je reprends, « on va leur foutre au cul ». C’est-à-dire que, face aux élites, démocrates ou républicaines, à ceux qui raisonnent, à ceux qui parlent par logos, par chiffres, par données vérifiables… eh bien tout ça, on va le décapiter, on va en faire table rase, on va s’en moquer, et rien ne vaut une bonne pantalonnade, une grimace, un éclat de rire, une bouffonnerie. Et c’est par là que se cimentent plus fortement le corps social ou la communauté des croyants, ce qui, du côté religieux, court-circuite les présupposés d’un évangile, des dogmes, un appareil de rituel, de sacrement, un calendrier, etc. deux façons bien différentes de se relier, ou d’être en religion.

        Je crois qu’on assiste à une adhésion effectivement religieuse autour de Trump. L’attentat raté, évidemment a été fatal pour ses adversaires ; à partir du moment où Dieu l’a élu, où Dieu a détourné la balle, il n’y a plus qu’à s’engouffrer dans cette confirmation du salut et voter pour lui. Le symbolique est décapité, il est faible, il est exsangue, et Trump joue la carte de la force et de la farce. Et la farce est irrésistible. Ça ne se refuse pas. Quand un bouffon fait irruption dans un débat, c’en est fini du débat. Si quelqu’un arrive à mettre les rieurs de son côté, il a gagné. L’adversaire devient inaudible. On le voit tous les jours, on vérifie cet effondrement, dans nos débats académiques, ou médiatiques.

        ACCS

        30 septembre 2024

        Spécialiste des marques, du branding, du storytelling, des mythes, de l’Europe, enseignant qui a marqué des générations d’étudiants par une pédagogie hors pair, Georges Lewi nous fait l’honneur de répondre à nos questions.

        Entretien par Thierry Libaert.

        • Comme spécialiste des marques, considérez-vous que tout est « marque » ? (Ou réservez-vous l’appellation au domaine commercial ?)

        Il y a « marque » quand il y a choix. Et par conséquent possibilité de préférence. Bien-sûr dans le domaine commercial où la concurrence fait souvent rage entre les différents acteurs sur différents types de positionnements : niveaux de prix, ciblage, idées portées et soutenues par une marque, historique, type de relation aux collaborateurs, aux clients…Cette définition signifie qu’il peut y avoir également  des « marques politiques », territoire où le choix est la règle : ce sont les marques des partis politiques (souvent des marques faibles) et des candidats. Lors d’élections, le citoyen a le choix et se comporte, quelquefois, comme un consommateur, allant au plus séduisant…Les idéologies, les grandes idées  peuvent également être apparentées à la logique de marques auxquelles certains consacrent temps et argent pour les soutenir ou les combattre.

        • Comme évolution sur la relation aux marques, vous aviez déjà évoqué la réduction du cycle de vie des marques. Voyez-vous autre chose qui caractérise notre relation actuelle aux marques ?

        Les marques anciennes subissent, comme les idées anciennes, une « revue de détails » de la part des nouvelles générations. On ne veut pas nécessairement ressembler à son grand-père, son père, sa grand-mère, sa mère…Le plus facile pour le montrer est de « changer de marque » comme on change de tenue vestimentaire (les deux étant souvent liés). Le cycle de vie des marques, pas assez pris en compte à mon sens, montre que si papa était Citroën, pour s’émanciper (ce que l’on croit), on choisira une autre marque, peut-être même pas française…Les marques portent des idées, des idéologies quelquefois, des symboles en tous cas d’un mode de vie. Tous les 20 ans, toute marque est confrontée à ce passage générationnel. Les marques de chaussures et de textile, actuellement, en savent quelque chose. Les générations Z ne veulent plus de ces marques du passé qui mettent la clé sous la porte sauf si les managers de ces marques ont pris assez tôt  conscience de ce phénomène. Ces managers avisés reviennent alors aux fondamentaux de la marque et cherchent à adapter ceux-ci aux nouvelles exigences. En fait, la logique de marque ne vieillit pas, la marque demeure « un repère mental sur un marché ». Mais les générations se méfient plus aujourd’hui qu’hier des temps d’avant et des marques qui accompagnaient les générations d’avant. Les réseaux sociaux ont accéléré le phénomène car les consommateurs ont pris la parole, s’influencent les uns, les autres. Ce sont eux, désormais, le porte-parolat de la marque. L’émetteur n’est plus du même côté !

        • Avec la distanciation, le numérique, la perte de confiance, les marques apparaissent toujours plus controversées et pourtant elles restent des repères intangibles dans la vie de chacun, comment expliquez-vous ce paradoxe ?

        Faute de mieux, malheureusement, les marques sont devenues, trop souvent, nos « mythologies contemporaines ». Sapiens (nous) vit sur une cinquantaine d’idées depuis la nuit des temps. Pas plus ! Ce sont nos mythes, nos représentations, nos invariants. Quand Yves Rocher nous parle « nature » et L’Oréal « science », ce sont deux représentations antagonistes de la beauté qui s’offrent à nous. Laquelle choisir ? Notre histoire, nos mythes fondateurs nous dictent la marque la plus représentative de nous-mêmes. La marque est, à la fois intangible dans ses représentations éternelles de nos peurs, de nos angoisses, de nos joies et très tangible dans ses produits et services. Cela fait sa force : la marque est le mariage des contraires, le surréel et le réel, l’idéal et sa valorisation, le pensé et l’impensé. Comment pourrait-elle disparaitre ? Ce serait notre propre disparition.

        • Vous avez écrit il y a dix ans que l’Europe était un bon mythe, mais une mauvaise marque, vous le pensez toujours ?

        L’Europe est, à coup sûr, un bon mythe, une belle représentation, celle de la paix dans un continent où la guerre fut, des siècles durant, le quotidien des peuples. En toute logique, les Européens s’e trouvèrent heureux de ce dénouement pacifique fondé d sur de l’économie, du juridique, des traités, des accords, des contraintes… Longtemps, la narration (le récit trop rationnel) de l’Europe politique ne fonctionna pas. Il faut du temps, là encore ! Puis vint Covid, la guerre russe contre l’Ukraine et ces dures réalités des Européens rejoignirent alors les symboles européens sympathiques comme Erasmus, l’Euro, le passage des frontières sans passeport…Désormais, plus aucun peuple (ni aucun parti) ne veut quitter l’Europe même si la plupart veulent en modifier les institutions.

        Le choix est fait, et, il est plutôt en faveur de l’Europe. La marque Europe a pris sa place parmi les représentations de l’identité de confort à défaut d’une identité de cœur. Comme on choisit, en France, EDF pour son électricité plutôt que les marques alternatives. C’est un choix par analyse raisonnable, par sécurité. Ce type de choix fait 50% du choix des marques, en particulier lorsque le vital est en jeu. Oui, désormais, Europe est une vraie marque, et, sans doute, une bonne marque même si les institutions semblent toujours aussi opaques, même si l’émetteur semble toujours confus, même si les citoyens n’élisent pas directement les dirigeants…même si…Europe est une marque de preuves, à défaut d’être une marque d’amour.

        • Considérez-vous qu’il soit réellement possible de calculer avec précision la valeur financière d’une marque ?

        Quand il y a choix et possibilité de préférence, il y a dans notre système de valeurs économiques (où l’on fait chaque année le classement des milliardaires plutôt que celui des multi-diplômés ou des multi-valeureux), une valorisation financière des marques et de leurs produits ou services. Si vous pensez que Danone est meilleur pour vous que la marque lambda de yaourts, vous acceptez d’en payer le prix. Les produits Danone, comme la voiture Mercédès se paie alors plus cher. 20% environ pour Danone ! C’est la « prime de marque » que le consommateur accepte de payer pour cette marque. Sur 25 milliards de chiffre d’affaires, cela représente 5  milliards de « price power », de survaleur payée pour acheter un produit Danone chaque année par les consommateurs. Le poids de la valeur de la marque Danone  est objectivement difficile à contester. On nomme ce type de calcul de valorisation « par les revenus » car une marque forte rapporte plus de revenus qu’une marque faible. Et les marketers font tout pour que cela dure ! Mais ce n’est pas si facile d’y parvenir, de se maintenir et le temps (encore lui !) est souvent le meilleur atout d’une marque qui devient alors patrimoniale.

        ACCS

        3 septembre 2024

        Dans la série « nos grands prédécesseurs », après André de Marco et Jean Pierre Beaudoin, pionniers de la communication d’entreprise et des relations publiques, place à Jean Pierre Raffin. Jean Pierre Raffin est un des précurseurs de l’enseignement de l’écologie en France, il a aussi été Président de France Nature Environnement et député européen.

        Entretien par Thierry Libaert.

        Q : Vous avez été un des précurseurs en France de l’enseignement de l’écologie. Vous avez d’ailleurs fondé la discipline en 1970 à l’Université Paris VII avec François Ramade. Bien que la défense de l’environnement s’appuie depuis fort longtemps sur des données scientifiques indiscutables, celle-ci tend à régresser un peu partout dans le monde. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

          Effectivement, dans mon domaine de compétence : la diversité du monde vivant, je constate que plus les données scientifiques s’ajoutent moins les responsables économiques et politiques en tiennent compte voire reviennent en arrière. Je pense que le volet « diversité du vivant » de la transition écologique est moins perceptible tant à l’opinion publique qu’aux décideurs à la différence du volet climatique. L’impact de la disparition d’une part du monde vivant, à long terme, est moins visible que celui des événements climatiques même si comme le disait l’écologue Robert Barbault (2006) la biodiversité est l’assurance-vie de l’humanité.

          S’ajoute le fait que dans les années 1980, l’enseignement universitaire a délaissé la biologie naturaliste au profit d’une approche biomoléculaire du monde vivant et tout récemment, comme l’a fait remarquer Philippe Grandcolas (2021) , dans l’enseignement secondaire , les programmes relatifs au fonctionnement des écosystèmes et au rôle de la diversité biologique ont été supprimés. Pour ce qui concerne la France, le fonds culturel est encore marqué des idées anthropocentriques du siècle des Lumières où l’homme « maître et possesseur de la nature » n’a pas à faire grand cas des vivants non-humains. L’on peut aussi évoquer le rôle du christianisme notamment catholique qui n’a retenu du récit de la Genèse  que la multiplication du genre humain (alors qu’il ne s’agissait que d’un réflexe de survie du peuple hébreu en exil à Babylone) et la « domination » de  l’homme  taisant les passages de la Bible (Gn9, 9-10) où Dieu fait alliance, après le déluge  avec le peuple hébreu et « tous les êtres vivants (…) oiseaux, bestiaux, toutes les bêtes sauvages ».

          Q : Vous avez également un long parcours de militant environnemental. Vous avez été Président de France Nature Environnement, parmi les premiers membres du Comité de Veille Ecologique à l’époque de la Fondation Nicolas Hulot. Quel regard portez-vous sur la communication des associations environnementales à l’heure où l’on observe de plus en plus de mouvements de désobéissance et parfois de fortes violences ?

          Dans la communication il y a deux éléments : le message émis et sa réception. Ce n’est pas parce que telle ou telle, organisation délivre un message qu’il est repris et diffusé. Force est de constater que les médias s’intéressent plus aux actions spectaculaires, aux coups médiatiques qu’aux actions de fond, travail quotidien au ras des pâquerettes quelle que soit la communication faite. Il est donc difficile d’évaluer l’action des mouvements environnementalistes sur le seul écho médiatique qui, de facto, ne reflète pas la réalité.  Pour prendre un exemple concret Greenpeace organise des actions médiatiques qui contribuent à la sensibilisation de l’opinion publique et peut la mobiliser mais ne mène pas d’actions de terrains au  quotidien (contentieux pour faire appliquer lois et règlements, gestion d’espaces naturels, fabrication d’outils pédagogiques, etc) qui  sont le lot de bien des associations.

          Q: Vous avez également un parcours politique très riche, que ce soit en France avec votre participation en cabinet ministériel, à l’origine de Europe Ecologie puis comme député européen. Peut-on espérer du monde politique qu’il agisse réellement pour lutter contre le dérèglement climatique et pour la sauvegarde de la biodiversité ?

          Je n’ai participé qu’à un seul cabinet, celui de Dominique Voynet, ministre de l’Aménagement du Territoire et de l’Environnement, de juin 1997 à septembre 1999.

          Auparavant j’avais été co-député (1989-1991) et député (1991-1994) au Parlement européen, sur un poste d’ouverture chez les Verts, c’est-à-dire san être membre des Verts. J’ai adhéré chez les Verts en 1995 que j’ai quitté en 2006, période où je n’étais qu’un adhérent de base, hors mon séjour au cabinet de Dominique Voynet. J’ai ensuite, après avoir été président du Rassemblement pour une Europe écologiste (REE), association support de la liste  Europe-Ecologie aux élections européennes de 2009, conduite par Daniel Cohen-Bendit , adhéré à Europe-Ecologie-Les Verts de 2010 à 2012.

          On peut toujours espérer mais ces temps derniers les politiques exerçant le pouvoir ont été plutôt prolixes en discours qu’en actes et une partie de ceux qui souhaitent les remplacer ne semblent guère différer voire augurerait d’un retour en arrière.  Je fais actuellement beaucoup plus confiance aux acteurs de terrain.

          Q : Vous vous êtes beaucoup interrogé sur des notions comme celle de nature, d’environnement, de radicalité, sur les relations entre l’homme et la Nature. Selon vous, que faudrait-il faire pour réellement sensibiliser à la protection de l’environnement ?

          Il  faudrait  d’abord définir ce que l’on entend par « protection de la nature » et « protection de l’environnement ». Agir pour que mon environnement urbain ne soit pas pollué par les émissions des véhicules qui y circulent (gaz d’échappement, particules d’amiante, etc) n’a rien à voir avec le maintien d’une diversité  de la flore  et de la faune  qui ont longtemps cohabités avec les humains en ville et qui ont disparu ou sont en voie de disparition. Je pouvais, par exemple, au début des années 1970, montrer à mes enfants, dans mon environnement urbain immédiat : moineaux, martinets noirs, hirondelles de fenêtre, etc. Je ne peux le faire pour mes petits-enfants.

          Pour ce qui concerne la protection de la nature je reprends ce qu’écrivait Jean Dorst en 1965 (Avant que Nature meure) : « L’homme a assez de raisons objectives pour s’attacher à la sauvegarde du monde sauvage. Mais la nature ne sera en définitive sauvée que par notre cœur. Elle ne sera préservée que si l’homme lui manifeste un peu d’amour, simplement parce qu’elle est belle et parce que nous avons besoin de beauté, quelle que soit la forme à laquelle nous sommes sensibles du fait de notre culture et de notre formation intellectuelle.  Car cela fait partie intégrante de l’âme humaine. ». C’est d’ailleurs après avoir lu Dorst et Julien ( L’homme et la nature, 1965) que je me suis « engagé » en protection de la nature comme bien des naturalistes (alors jeunes …) de ma génération. Pour ce qui concerne « l’environnement » la sensibilisation peut user de l’argument santé au sens large.

          Q : Vous avez été Président du Parc National des Ecrins et vous êtes toujours membre de son Conseil Scientifique. Vous pensez que la défense de l’environnement doit d’abord passer par la sauvegarde de notre environnement de proximité ?

          Non , je suis membre du Conseil scientifique du Parc national des Ecrins depuis 1979 et j’en ai , un temps, assuré la présidence (2002-2006) ainsi que ,la présidence du Collège des présidents de conseils scientifiques de Parcs nationaux (2005-2006). Mais j’ai aussi été membre du Conseil d’administration du Parc national des Ecrins (1978-1989/1995-1997 et 2014-2021).

          Même interrogation que précédemment à propos de « l’environnement » mot valise dont jadis François Ramade  disait que ne reposant sur aucun fondement scientifique il était peu opérationnel.

          C’est quoi mon environnement de proximité ? L’Europe, par rapport au monde, la France par rapport à l’Europe, mon quartier par rapport à Paris, le chalet familial de mon épouse en Vallouise par rapport aux Hautes-Alpes, la maison familiale de mes parents en Brionnais  par rapport à la Saône-et-Loire ? Ils sont tous, à un moment ou à un autre mes environnements de proximités.