Controverses environnementales et concertation sur des projets de méthanisation

Le 23 septembre dernier à l’Université Paul Sabatier de Toulouse, Violène Sibertin-Blanc a soutenu sa thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication.

Cette thèse de 419 pages a comme titre : La production décentralisée d’énergie comme vecteur de reconfiguration des rapports entre public et monde agricole : le cas d’un projet de méthanisation agricole en Occitanie.

Rédigée sous la direction du professeur Marie-Gabrielle Suraud, elle a été soutenue avec succès devant un jury composé de Alexandra Bidet, Nicole D’Almeida (rapporteure), Benoît Lafon (rapporteur), Thierry Libaert (Président du Jury).

L’enjeu de ce travail consiste à contribuer à l’analyse des transformations sociales attachées à la transition écologique en apportant un éclairage sur la participation des conflits déployés autour d’infrastructures de production d’énergie renouvelable à un processus de démocratisation de cette transition. Du point de vue d’une théorie de la communication, ce travail participe à éclairer les mécanismes de production collective de la connaissance sur la valeur environnementale.

LE CONTEXTE

Au milieu des années 2010, la presse spécialisée sur les thématiques environnementales se fait l’écho d’un certain engouement des pouvoirs publics pour la méthanisation. À la même époque, la presse généraliste relate au contraire régulièrement des contestations qui se développent autour de projets de méthanisation. Un décalage assez net semble ainsi se dégager entre, d’un côté, l’affichage d’une volonté des pouvoirs publics de favoriser une multiplication des projets de méthanisation et de l’autre, l’opposition citoyenne que semblent régulièrement rencontrer de nombreux projets.

En outre le monde agricole, présenté comme le principal pourvoyeur de matières organiques méthanisables, constitue un acteur central des politiques publiques dédiées au développement de la méthanisation. Parallèlement, à travers notamment la mobilisation de l’association France Nature Environnement (FNE) sur le sujet, une partie de la sphère associative environnementaliste ambitionne de soutenir le développement de la méthanisation agricole. Ce double constat met ainsi en évidence l’intéressement conjoint du secteur agricole et de la sphère citoyenne environnementaliste aux enjeux de la méthanisation, tandis que ces deux mondes apparaissent régulièrement en conflit autour notamment de la contestation ou au contraire de la défense du modèle agricole productiviste. Cet intérêt convergent interroge donc la possible émergence de synergies nouvelles entre monde agricole et mouvements environnementalistes, alors que ces secteurs sont traditionnellement en tension autour de la thématique environnementale, permettant de formuler la question suivante : en quoi la méthanisation constitue-t-elle un vecteur de redéfinition des rapports entre la sphère citoyenne et le monde agricole autour de la question environnementale ?

THEORIE

Le cadre théorique mobilisé pour traiter ce questionnement est l’approche pragmatiste transactionnelle telle qu’elle est développée dans les travaux de John Dewey relatifs au processus d’identification du public et de caractérisation de la valeur via la réalisation de l’enquête sociale. Ce cadre théorique permet notamment d’appréhender le conflit comme une occasion de construction collective de la connaissance sur la valeur d’une activité. La mobilisation de cette approche permet ainsi d’identifier l’indétermination de la valeur environnementale de l’activité expérimentée comme postulat de l’analyse. Il s’agit donc d’aborder une technologie de production d’énergie renouvelable, la méthanisation agricole, en écartant le postulat de sa valeur environnementale « intrinsèque ». Cette hypothèse permet alors de saisir les conflits et débats qu’elle suscite comme un processus global d’évaluation par le public de la qualité environnementale de l’activité, à travers l’identification à la fois de ses modalités de mise en œuvre et de ses finalités. Il s’agit ainsi de montrer comment les tensions qui émergent à l’occasion de sa territorialisation mettent en lumière les opérations par lesquelles le public participe à un processus communicationnel d’évaluation de la pertinence environnementale de l’activité.

ETUDE DE CAS

Cette analyse s’appuie sur l’étude du conflit suscité par un projet de méthanisation agricole en Occitanie à l’automne 2016 et repose sur la réalisation d’entretiens avec les parties prenantes du conflit déployé autour de ce projet. Cette étude de cas est mise en perspective avec le développement de la méthanisation au niveau national, sur la base d’entretiens réalisés avec les parties prenantes de la méthanisation intervenant cette fois au niveau national. Afin d’éclairer le positionnement des différentes parties prenantes impliquées dans le développement de la méthanisation, ce matériau d’entretien a été complété par l’analyse de la documentation mise en ligne par les deux associations constituées sur le terrain d’étude, ainsi que des rapports et comptes rendus publiés par l’ADEME, les ministères de l’écologie et de l’agriculture, le Sénat et la Cour des Comptes, et enfin la documentation institutionnelle diffusée par GRDF, Solagro, FNE et plusieurs associations professionnelles de promotion de la méthanisation. Enfin, la participation à divers évènements liés à la méthanisation et à ses parties prenantes entre 2017 et 2019 a pu permettre d’observer directement ces parties prenantes.

RESULTATS

Ce travail montre en premier lieu que le développement de l’activité de méthanisation en France constitue un terrain de rapprochement entre la sphère environnementaliste nationale, incarnée par FNE, et la frange dominante du monde agricole représentée notamment par l’association des agriculteurs méthaniseurs de France. Ces deux sphères se rapprochent ainsi autour de la participation de la méthanisation à l’enjeu de lutte contre le changement climatique, permettant ainsi de qualifier une finalité environnementale convergente de l’activité. Ce rapprochement met en lumière la fluctuation des finalités assignées à l’activité. Ainsi aux prémices de sa redécouverte en France par des agriculteurs pionniers dans les années 2000, tandis que la méthanisation agricole se voit assigner une finalité corrective des pollutions générées par l’agriculture intensive, les transactions qui se déploient autour de l’activité se traduisent alors par l’activation des oppositions traditionnelles entre sphère associative environnementaliste et monde agricole dominant. Ce constat permet de souligner que le développement de l’activité de méthanisation ne possède intrinsèquement aucun pouvoir de coalition entre ces deux mondes sociaux régulièrement en tension autour de la question environnementale. En outre, ce rapprochement entre la sphère environnementaliste et le monde agricole dominant se construit sur le fondement d’un cadrage « par la négative » déterminant uniquement ce que la méthanisation « ne doit pas être ». Il ne s’appuie donc pas sur une qualification convergente des moyens alloués à l’activité et laisse par conséquent sans réponse la question de la valeur environnementale de celle-ci. Ce rapprochement établi au niveau national entre monde associatif et monde agricole configure toutefois un nouveau contexte de déploiement des transactions autour de la méthanisation. Il constitue alors un levier de légitimation de l’activité auprès d’une association environnementale locale du territoire objet du cas d’étude. Selon une logique de garantie « en cascade », il favorise ainsi à son tour le rapprochement entre l’association environnementale locale et un agriculteur porteur de projet.

Ce travail montre par ailleurs que la dimension « agricole » de la méthanisation agricole constitue le point d’articulation de la légitimité de l’activité. Dans cette perspective, le public contestant le projet objet du cas d’étude indexe la pertinence de l’activité à la précarité économique des exploitations agricoles auxquelles elle s’adosse, précarité économique appréciée à l’aune d’une conception de l’agriculture opposant des structures vues comme « industrielles », jugées économiquement pérennes, à des structures plus modestes. Le public trace ainsi une liaison entre l’évaluation de la légitimité environnementale de l’activité et l’appréciation de l’activité agricole à laquelle elle s’associe. L’enquête du public sur le modèle agricole soutenant la méthanisation demeure néanmoins circonscrite à la légitimité de ce modèle à soutenir l’activité. Autrement dit, le regard porté par le collectif contestataire sur l’activité agricole du porteur de projet ne l’engage pas vers une appréciation critique de cette activité ou des pratiques qui lui sont associées, n’engageant dès lors aucune prétention aux changements de ces pratiques. Ainsi, bien que la dimension « agricole » de la méthanisation fasse figure de vecteur de légitimité de l’activité, le développement de la méthanisation n’induit pas pour autant mécaniquement la mise en débat de l’activité agricole à laquelle l’activité vient s’adosser.

Ce travail montre en outre les limites de l’articulation de la méthanisation agricole autour du concept d’économie circulaire. En effet, cette notion « d’économie circulaire » porte intrinsèquement une logique de permanence des situations, dans lesquelles on revient sans cesse au point de départ. La mobilisation de l’approche transactionnelle pour appréhender la méthanisation agricole permet au contraire de mettre en évidence que la mise en œuvre de l’activité ne correspond pas tant à une situation « circulaire » mais plutôt à une situation « en ressort » dans laquelle l’expérience de l’activité modifie la situation initiale et construit les conditions d’une nouvelle expérience. Ce constat conduit à l’émergence d’un questionnement de la part d’un nouveau public enquêteur, incarné par deux associations constituées à l’échelle nationale (le Collectif Scientifique National Méthanisation et le Collectif National Vigilance Méthanisation), autour du sens de l’adaptation dans la transaction qui se joue entre activité agricole et méthanisation. Ce questionnement est alors articulé autour du risque que l’activité agricole soit travaillée dans la perspective de son adéquation avec la méthanisation. À cet égard, dans le cadre de son enquête sur la valeur environnementale de l’activité, le public rapporte la finalité énergétique de la méthanisation aux moyens qu’elle suppose. Il met ainsi en évidence les conséquences de l’intensification des ambitions énergétiques assignées à l’activités sur l’évolution des pratiques agricoles et disqualifie par conséquent la valeur environnementale d’une méthanisation agricole destinée à une production énergétique de grand volume.

Enfin, tandis que la sphère associative environnementaliste est traditionnellement engagée dans une alliance avec la frange agricole minoritaire du monde agricole, incarnée par la Confédération Paysanne, autour de la contestation du modèle agricole productiviste, ce travail montre que les transactions établies par FNE, ou plus récemment par le WWF, avec le monde agricole dominant au sujet du développement de la méthanisation place au contraire la sphère associative environnementaliste à distance de la frange agricole minoritaire. Dans ce contexte, l’alliance traditionnelle de la frange minoritaire du monde agricole avec la sphère associative est alors réinvestie par le public contestataire à la faveur de la critique de la méthanisation agricole.