Entretien avec Josianne Millette, professeure agrégée,
Département d’information et de communication, Université Laval
Propos recueillis par Stéphanie Yates
Comment résumerais-tu la thèse centrale de ton ouvrage?
Comme l’évoque bien le titre du livre, je résumerais en insistant sur le besoin de s’intéresser aux relations publiques – les fameuses « RP » – comme phénomène social. C’est-à-dire que, plutôt que de me pencher sur les RP comme outil stratégique de gestion, j’ai voulu examiner le quotidien des professionnel.les de la pratique, comment se font les RP et qui en fait, mais aussi avec quels enjeux, en tentant de comprendre par exemple comment les relations publiques interviennent dans la société. Ce faisant, j’ai souhaité éviter les caricatures, en essayant d’échapper à une opposition normative entre la critique forte des relations publiques en tant qu’outil de propagande, d’une part, et la défense professionnelle du métier, d’autre part. J’estime que cette opposition normative constitue une entrave à la compréhension plus fine de ce que sont et de ce que font les relations publiques dans nos sociétés contemporaines.
Pourquoi avoir choisi de t’intéresser aux pratiques professionnelles, qu’est-ce qui t’interpellait particulièrement dans cette question?
Il y a certainement eu une impulsion lors de ma formation collégiale en Art et technologie des médias, une formation de nature technique. Par la suite, tout mon parcours universitaire a été motivé par un désir de mieux comprendre « les recettes » qu’on m’avait enseignées sur un plan technique, de mieux comprendre comment ça fonctionne, de mieux en saisir les enjeux. Les façons de faire du métier sont tellement importantes aujourd’hui : les relations publiques sont partout, on a d’ailleurs l’impression de bien les connaître – on dira par exemple « je m’en vais faire mon PR ». Paradoxalement, elles sont peu décrites. On dit toujours que la profession est mal comprise, mal connue. En abordant le tout à partir des pratiques professionnelles, je pense qu’on peut mettre de l’avant le côté « ordinaire » des communications : ce sont des hommes et des femmes qui entrent au travail le matin, qui font ce qu’ils et elles ont à faire avec toutes les petites difficultés que ça comporte. Mais c’est un travail qui est aussi guidé par un ensemble de normes, d’identités, d’imaginaires… et dont les conséquences dépassent, pour le dire ainsi, le contexte immédiat des interventions qui sont mises en œuvre. C’est ce qui m’intéresse.
Peux-tu nous parler un peu de ton terrain d’investigation?
Une partie de l’ouvrage repose sur l’étude de terrain conduite dans le cadre de ma thèse de doctorat, qui s’est amorcée en 2013. On en était alors à un tournant quant à l’intégration des plateformes numériques à la vie quotidienne en général, mais aussi aux pratiques professionnelles en relations publiques. Je me suis donc intéressée aux enjeux éthiques qui traversaient cette intégration-là, cet apprivoisement, des médias numériques dans la pratique des RP et aux discours professionnels que cela a généré. Je suis allée assister à des formations et à des conférences destinées aux professionnel.les, j’ai fait des analyses de contenu sur des livres et des articles leur étant destinés. J’ai aussi conduit une série d’entretiens au long cours : après un entretien initial, j’ai observé en détail, sur une période de trois semaines en moyenne, les usages des professionnel.les rencontré.es, pour terminer par un entretien sur traces. J’ai ainsi pu faire ressortir non seulement le discours des professionnel.les sur ce qu’ils disent qu’ils font, mais aussi comment ça se traduit concrètement dans le travail de tous les jours.
Quels sont les éléments qui t’ont le plus surpris dans cette démarche?
Une des choses qui m’a fascinée dans la trajectoire des usages est la négociation des identités personnelles et professionnelles en ligne, l’imbrication de ces deux types d’identité et tous les flous que ça peut créer. J’ai d’ailleurs constaté que c’est dans cette imbrication que se posent les questionnements éthiques les plus saillants. Par exemple, on me disait lors des entretiens « j’ai commencé à suivre des gens à partir de mon compte personnel, mais ces gens-là ne savent pas que je suis en train de mettre en place une veille sur eux… ». J’ai aussi été interpellée par tous les petits « bricolages » qui façonnent les usages, par exemple en ce qui concerne le masquage des commentaires, alors que selon la norme professionnelle et dans un esprit de dialogue, ceux-ci ne devraient normalement pas être effacés. Même si le rapport au web a changé depuis les 10 dernières années – la gestion de communauté se développe d’ailleurs comme une expertise à part entière – ces questionnements éthiques me semblent toujours actuels. Ils sont d’ailleurs réactualisés avec l’arrivée de l’intelligence artificielle : un imaginaire se développe et la profession essaie de réaffirmer son expertise face à ce changement, en développant de nouveaux patterns culturels, qui s’inscrivent dans la « cosmologie » des relations publiques.
Le sous-titre de l’ouvrage suggère un regard critique sur la pratique : quel est ce regard critique?
Mon approche, qui s’inspire du philosophe américain John Dewey et de son pragmatisme critique, vise à alimenter une réflexivité chez les professionnel.les des relations publiques et du public plus généralement. L’idée est que par une meilleure compréhension, on se donne une meilleure emprise sur la pratique : on tente de se donner des outils pour mieux la comprendre, mieux comprendre comment elle opère, pour ensuite poser un regard critique sur les enjeux sociaux, démocratiques ou culturels qu’elle pose. Au-delà de la critique normative parfois caricaturale à laquelle je faisais référence, il s’agit d’une critique peut-être plus « mesurée », pour reprendre le propos de Johanna Fawkes, mais aussi beaucoup plus exigeante. Parce qu’il n’y a pas de grands a priori théoriques, cette critique demande de remettre en question la façon dont les valeurs qu’on mobilise opèrent en pratique. Il s’agit donc de voir comment un travail bien « ordinaire » ou anodin réalisé au niveau micro, pensons aux relations publiques qui peuvent soutenir un lancement de livre par exemple, s’insère dans des dynamiques de communication plus larges, au niveau macro. C’est donc ça le regard critique que j’essaie bien humblement de développer. C’est un « miroir tendu » aux communicateurs, pour citer les travaux du RESIPROC, afin de les aider à réfléchir à leurs pratiques, une mise en perspective et une prise de distance pour se poser des questions plus larges. Sans démoniser et sans idéaliser la pratique, il s’agit donc d’essayer de voir ce qui s’y joue.
Un des chapitres traite des liens entre le travail des professionnel.les en relations publiques et nos représentations sociales. Peux-tu nous en dire quelques lignes?
C’est peut-être l’un des aspects avec lequel on est le plus familier : il y a de nombreuses études critiques qui ont porté sur les représentations portées par la publicité ou les médias en général. Ça me semblait quand même un thème incontournable, notamment parce qu’il permet de faire le lien entre les représentations qui sont portées par les professionnel.les et celles qui sont re-produites dans leur travail, de façon plus ou moins explicite ou intentionnelle. En nous intéressant aux RP en tant qu’ « intermédiaires culturels », on peut réfléchir à la façon dont la pratique s’insère dans la définition et la circulation de normes sociales – qui concernent tant les goûts ou les tendances que les modes de vie, par exemple. Ça permet aussi de souligner que c’est un milieu qui non seulement occupe une position généralement privilégiée, mais qui est généralement assez homogène, ce qui n’est pas étranger à la façon dont on y représente les publics. Tout ça participe de rapports de pouvoir, y compris dans les normes et représentations qui concernent le métier, en lien par exemple avec le leadership – qui répond à des modèles masculinisés, axés notamment sur la performance et l’assertivité.
Un dernier mot pour conclure?
En proposant ce livre, j’espère surtout susciter des questions et donner envie à ceux et celles qui me liront de poursuivre la réflexion, de creuser les thèmes que je n’ai pas couverts ou pas assez approfondis. Je m’adresse aux universitaires, mais je voulais aussi le faire d’une façon qui reste suffisamment accessible pour permettre à un public plus large de se familiariser avec les RP et aux professionnel.les d’avoir accès à des pistes qui de nourrir une réflexivité par rapport à différents aspects de leur travail. Seul le temps dira si j’ai atteint ces objectifs, mais je pense avoir réussi à donner matière à discussion autour des relations publiques, qui sont à mon avis trop souvent laissées pour compte comme objet de recherche.
Le phénomène des relations publiques. Regard critique sur la pratique
Presses de l’Université du Québec
https://www.puq.ca/catalogue/livres/phenomene-des-relations-publiques-4045.html