Questions à… Fabrice d’Almeida, Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Paris 2, Panthéon-Assas.

Propos recueillis par Emmanuel Bloch, Maitre de Conférence associé, Institut Français de Presse.

En tant que spécialiste de la propagande, n’avez-vous pas le sentiment que le concept de « fake news » est tout simplement la remise à neuf de vieux concepts tels que la propagande ou « l’agit-prop » de l’entre-deux guerres ou des années de guerre froide ?

En fait, la propagande représente un système général de conditionnement de l‘information et donc d’orientation des comportements. Les fake news, telles qu’elles se développement depuis 2016 sont plus limitées dans leur ambition et leur durée. Elles manifestent des usages différents des médias par rapport à l’orientation globale que voulaient donner les agitateurs et les propagandistes.

Ainsi, par exemple les opérations de désinformation mises en œuvre dans les années 50 sont très lourdes et complexes. Il faut mobiliser alors de gros moyens pour être crédible. Si l’on prend le cas du Guatemala, pour faire sauter le président Arbenz, la CIA monte une fausse radio pour faire croire à la présence de communistes dans le pays.

Aujourd’hui, un simple tweet et ses reprises organisées peuvent ternir l’image d’une personne de façon extrêmement rapide. Certes, il faudra peut-être une certaine quantité de messages et l’aide de « bots » pour créer une illusion de masse, mais l’effet peut être particulièrement efficace, même s’il s’avère moins durable.

Il me semble aussi que la propagande renvoyait à la croyance dans une vision du monde, alors que la fausse nouvelle n’a pas besoin d’une foi quelconque. Elle n’a ni vérité, ni philosophie, seulement son but et son éventuelle efficience. Pour le dire autrement, à l’âge de la propagande, une bonne partie des propagandistes croyaient en ce qu’ils disaient ! L’agent du KGB pensait vraiment que le monde occidental était corrompu. Aujourd’hui cela n’est plus nécessaire ; seule la « technique » et le savoir faire priment. 

Est-ce que la fake news n’est pas tout simplement « l’information de l’autre », pour parodier la fameuse maxime de Lévi-Strauss qui disait que « la superstition c’est la religion de l’autre » ?

Oui, dans une large mesure, la qualification de fake news n’est ni règlementée ni officielle. Elle est donc sujette à toutes les manipulations. Chacun est ainsi libre d’accuser ses concurrents ou adversaires de mentir et de pervertir la vérité. Mais il existe des instances, comme la presse qui parfois effectuent des vérifications et peuvent mettre à nu les véritables fausses informations. Tout n’est donc pas relatif.

Pensez-vous que l’on peut réellement combattre l’extension des fake news ?

Il est vrai que si le constat est aisé à réaliser, l’apport de solutions semble beaucoup plus complexe. Il y a bien sûr l’éducation des citoyens, mais cela prend du temps. Viennent ensuite les solutions humaines de vérification. La presse et les médias généralistes s’y emploient au point que le « fact checking » est devenu un genre journalistique.

Mais il existe aussi bêtement des solutions techniques qui s’élaborent progressivement comme les analyses des reprises de messages, les filtres par des algorithmes en fonction de mots clés, ou des analyses de diffusion des messages suivant les réseaux sociaux.

Ce sont des solutions encore « cousues main » pour l’instant mais qui deviendront plus fréquentes à l’avenir.

Enfin, il y a la pression des opinions qui poussent les plateformes et les réseaux à effectuer un travail de modération, souvent automatisé, toujours plus fin.

La modération réalisée par les plateformes est-elle est solution réaliste ? En effet, elle est soit raillée pour son inefficacité comme vient de le dénoncer la lanceuse d’alerte Frances Haugen, soit perçue comme une insupportable atteintes à la liberté d’expression, une privatisation de la censure.

Je ne comprends votre scepticisme. Oui, la liberté d’expression est en train de changer. Elle passe aujourd’hui par les agents en fonction de valeurs implicites. Mais le but est d’éviter les manips, c’est-à-dire les manipulations professionnelles pour un objectif politique ou économique. Et de réduire les bulles de croyances douteuses, les mania, ces fameuses manipulations amateures. A ce seul prix, les fragiles démocraties qui reposent sur le fondement de la vérité pourront continuer d’exister.

Vous semblez donc optimiste. Selon vous, nous pourrions nous débarrasser des « fake news » ?

Si nous avions collectivement la volonté de la faire, ce serait une évidence. Mais la concurrence entre les Etats et la réalité de nos propres turpitudes rendent peu probable la fin des fake news.

De plus, nous avons changé de paradigme en rencontrant d’autres cultures à l’échelle mondiale.

Notre attachement à la vérité, lointain héritage du monde grec ancien, est aujourd’hui mis en cause par le déploiement de la vision chinoise du monde. Pour eux, le vrai compte moins que l’efficace.

Le nouveau monde s’ouvre sur un compromis entre ces valeurs concurrentes.