On parle de soi et des siens, de Vérité ou de mensonges, armé de son seul « avis ».
Depuis quelques années, nous suivons l’évolution des controverses et nous avons l’impression d’une radicalité croissante. Comment expliques-tu cette montée de la radicalité dans les controverses et penses-tu que celle-ci se développe essentiellement dans le champ politique ?
On peut observer une montée et une vivacité de clivages nouveaux et des postures radicales sur tout un tas de sujets sociétaux, sociaux, ou politiques. On peut lire par ailleurs de réelles évolutions de l’opinion, au travers de sondages réguliers (baromètres) sur des questions telles que le repli sur la famille et les amis proches, la préférence pour des gens de même origine (sociale, ethnique, etc.) et le rejet des étrangers. On perçoit aussi par ailleurs les effets de la « culture du clash » que certains médias alimentent en flux quasi continu, dans l’espace public : émissions de débats, talk shows, forums en ligne, etc. Plusieurs événements socio-politiques ont permis d’observer cette polarisation et l’augmentation de la violence verbale (et parfois physique), que l’on observait habituellement plutôt dans des réseaux que les spécialistes de l’extrême droite suivaient depuis des années.
Les positions extrêmes semblent se propager dans le champs discursif et médiatique comme un remède à une forme de lassitude, de monotonie de la vie publique et politique, d’une montée de l’indifférence et de la perte de sens ressenties par une large part de la population. Castoriadis parlait d’une « montée de l’insignifiance ».
Les anciens clivages qui avaient construit l’opposition Gauche/Droite ont vécu ; les débats et affrontements entre monarchistes et républicains, conservateurs et socialistes semblent avoir perdu de leur capacité à donner du sens et une vision du monde. La question sociale a perdu de son intérêt et de son attrait. Désormais, on parle de soi et des siens, de Vérité ou de mensonges, en quasi continu et armé de son seul « avis ».
Comment perçois-tu le rôle des réseaux sociaux dans la brutalité des débats ? Sont-ils une cause ou un outil de simple expression de cette radicalité ?
Les réseaux sociaux sont comme les médias qui les ont précédés, ils accompagnent un mouvement plus large, une évolution des préoccupations, des usages nouveaux, leur donnent une résonance particulière, une rapidité et une force décuplée. En termes politiques, les nouveaux régimes médiatiques ont des conséquences : instantanéité, course à l’indignation, image contre texte, ressenti contre pédagogie… La brutalité n’est pas la même que dans les journaux d’opinion du XIXe siècle, elle est plus rapide, directe, interpersonnelle.
On parle beaucoup de la responsabilité des GAFAM et leurs algorithmes dans cette explosion de réseaux devenus incontrôlables. Mais les réseaux sociaux sont avant tout un média, une connexion qui ouvre une certaine liberté de parole qui permet de venir poser sa petite “vérité” dans un déversoir à opinions partagées (entre pairs, souvent convaincus). Ce lieu d’expression semi-public ne connait pas les mêmes règles que celles qui avaient constitué l’espace public (au sens de Habermas, notamment), puisque ne sont admises que les règles des participant-es. Ces règles, ce sont celles d’un marché concurrentiel (entre réseaux) et celles que les usagers instaurent par leurs préférences (clics, like, etc.).
Les plus férus et les plus jeunes internautes et possesseurs de smartphones jonglent ainsi parfois en continu (et sur le même appareil) entre divers réseaux groupes, sujets, styles (FB, Twitter, Whatsapp, Tik-Tok, Snapchat, Instagram, Telegram, Discord, etc.). Avec ces réseaux, nous sommes devenus des êtres multimédias, pétris de contradictions et nourris de confusion ; un peu comme les outils que nous utilisons.
Pour déconsidérer une pensée, on s’attaque de plus en plus à son émetteur. Nous avons pu théoriser cela sous la forme des stratégies d’attaque ad hominem. Quel regard portes-tu sur ces stratégies ?
L’attaque ad hominem s’est en effet largement répandue, au-delà des réseaux radicaux qui en avaient fait leur spécialité. L’effet est double : montrer sa force (son agressivité potentielle, pour impressionner les adversaires et attirer des partisans) et surtout dévier l’objet de la controverse : mettre en cause les personnes, permet de dévier la discussion de l’objet de la controverse et des arguments potentiels.
Un des éléments qui cristallisent et renforcent depuis quelques années encore un peu les haines et la radicalité croissante des propos, c’est l’apparition en nombre et en force de théories conspirationnistes qui postulent un clivage nouveau entre des « dominants corrompus » capables de cacher leurs actes en soumettant les masses, face auxquels se dresseraient des « éveillés », conscients et rebelles, qui dénonceraient cette « vérité cachée » et dénoncent celles et ceux qui seraient les instigateurs de ce grand complot multiforme. Chaque crise de confiance dans les institutions ou les dirigeants traditionnels s’accompagne d’explications simplistes des raisons qui guideraient ces dysfonctionnements. Enlèvements d’enfants pour réseaux pédophiles mondialistes, complot judéo-maçonnique et Illuminati à la tête de « gouvernements profonds », puces 5G dans les vaccins, invention du réchauffement climatique, etc. Ces « explications » du désordre du monde sont propagées massivement par les milieux ultra conservateurs américains et soutenus par des médias puissants, des grandes fortunes climatosceptiques, et des réseaux charismatiques protestants ; elles ont essaimé sur les réseaux sociaux par le biais de groupes créés ad hoc et se sont diffusés en Europe, notamment, depuis quelques années.
Les récentes flambées de colères contre le « système » ont permis à d’anciens bloggeurs et polémistes conspirationnistes jusqu’alors assez confidentiels de connaître une popularité importante, leurs thèses de prospérer, leurs idées de pénétrer le corps social. La fenêtre d’Overton de la droite radicale s’est ouverte pour laisser entrer de nouveaux paradigmes, testés en ligne et diffusés en prime. Sans reprise en main par des instances de régulation fortes, on se dirige vers des incidents, des dérapages et des accidents graves, on line et IRL