Concertation, acceptabilité et réussite
La montée de la thématique environnementale comme expression d’une contestation croissante dans ce domaine a mis en avant, du côté des décideurs politiques et économiques, l’idée d’une « acceptabilité sociale » des projets. Cette idée est souvent reprise, également, par des recherches académiques qui assument ainsi de prendre comme point de départ du raisonnement les décisions fonctionnelles des entreprises ou de l’Etat. Cette démarche est un parti pris qui ne repose pas sur des bases théoriques explicitées.
Selon mon point de vue, et en m’inscrivant dans la perspective de la théorie duale de Jürgen Habermas, la notion « d’acceptabilité sociale » des projets n’est pas fondée. En effet, la posture qui sous-tend l’idéologie de l’acceptabilité sociale postule implicitement une répartition des rôles entre les parties prenantes marquée par une dynamique qui part de la conception d’un projet et s’étale vers l’expression du public. Les activités et les projets apparaissent ainsi comme étant pensés, en amont, par les experts et les autorités étatiques et/ou économiques puis soumises au test d’acceptabilité pour intégrer, le cas échéant, quelques aménagements. Une perturbation est alors certes, envisagée, mais le système garde l’essentiel du contrôle.
En contrepoint, il n’est jamais question d’acceptabilité industrielle – ou politiques – de revendications civiques dont la marque normative est de faire valoir des exigences universalisables ou universellement partageables (telles que la protection de l’environnement, de la santé, quoi qu’il en coûte, … autrement dit, détachées de tout calcul économique ou électoraliste).
Dans cette perspective, à la notion d’acceptabilité sociale pourrait être substituée celle de légitimité des décisions fonctionnelles. Ceci met en évidence le fondement théorique selon lequel, dans des domaines de la vie symbolique, les exigences universalisables doivent être premières, autrement dit, constituer le ressort de la transformation de la société puisqu’elles fondent la légitimité des décisions. Inverser l’orientation de la dynamique nécessite de considérer la manière dont le système économique et le système politique sont susceptibles d’y répondre. Le raisonnement part alors du processus de formations des exigences universalisables pour étudier les conditions dans lesquelles ces exigences peuvent être prises en compte par le système.
La concertation est une voie possible pour affirmer et mettre en œuvre une telle orientation. Elle ne représente pas pour autant une solution magique. Depuis plus d’une vingtaine d’années, la littérature sur les expériences de concertation publique met clairement en évidence la complexité du processus. Malgré l’importance accordée à la nécessité de procéduraliser de façon contraignante ces espaces de débat, il n’y a aucune relation mécanique entre le format d’un débat et son issue, rendant sa portée démocratique toujours improbable. Pour exemple, si je me réfère à mes propres travaux, y compris lorsque la concertation se structure, procéduralement, sur la base d’une confrontation des points de vue visant leur évolution et, le cas échéant, leur convergence vers un « arrangement », le processus de concertation peut aboutir à une radicalisation accrue des positions et durcir le conflit. D’autres analyses m’ont permis d’observer que la concertation peut être un levier pour renforcer l’espace public (au sens habermassien du terme, c’est-à-dire contribuer à élargir le débat démocratique au-delà du périmètre de la concertation initiale).
La difficulté de la concertation réside également dans la complexité du processus de décision, qui doit à la fois répondre à des exigences universalisables : par exemple le recours à des énergies renouvelables, mais qui doit inéluctablement faire face à des intérêts particuliers.
Par conséquent, la contingence du processus de concertation rend toujours improbable l’adhésion à un projet et ne représente en aucun cas une voie privilégiée « d’acceptabilité sociale des décisions fonctionnelles ».
Concertation et confiance
Il est tentant, et stratégique, pour les décideurs de faire appel à la confiance du « grand-public » ou de ses représentations associatives. Cet appel à la confiance part d’une analyse selon laquelle la contestation des décisions environnementales, qu’elles soient économiques ou politiques, refléterait une méfiance qui se serait progressivement instaurée vis-à-vis du « système ». Ainsi serait-on passé, dans les sociétés démocratiques mais parfois ailleurs, comme en Chine, d’une situation de non-contestation environnementale reposant sur la confiance dans les activités industrielles à une méfiance vis-à-vis de l’industrie (éventuellement de la finance) et d’un Etat qui la soutient.
Bien entendu, cette idée ne part pas de rien. On peut en effet, et facilement, constater qu’un basculement s’est opéré à partir des années 1960-1970 jusqu’auxquelles aucune manifestation anti-industrie ne s’observe. Comme le disent certains : dans les années 1970, les fumées d’usine sont des signes d’activité, donc d’emplois, de revenus ; aujourd’hui, il s’agit de signes de pollution alors même que ces fumées se sont significativement estompées.
Faut-il, pour autant, en conclure au passage d’une ère de la confiance à une ère de la défiance qu’il faudrait gérer spécifiquement ? Je ne soutiendrai pas cette idée, pour deux raisons.
- La première tient à la faible portée théorique de la notion de confiance pour traiter des questions environnementales. Outre le fait qu’il n’y a pas qu’une seule définition ou un seul concept de ce qu’est la confiance, ce qui n’a rien d’original en sciences sociales, il n’y a aucun fondement qui pourrait laisser supposer que les « parties prenantes » puissent se faire confiance. En effet, la confidentialité économique ou le secret-défense (nucléaire) sont des marques de fermeture des organisations économiques et politiques vis-à-vis du public, et il peut sembler paradoxal que les décideurs puissent lancer des appels à la confiance alors même qu’ils revendiquent le secret des affaires. Cette insistance sur une confiance non-réciproque peut d’ailleurs conduire à remettre en cause le système (économique et/ou politique) quand les associations s’interrogent sur les raisons d’une telle insistance.
- La seconde réside dans l’idée que les processus sociaux qui sont actifs dans la thématisation publique de l’environnement ne peuvent être traités en termes de confiance, méfiance, défiance, dès lors qu’ils opposent des visions différenciées du monde des risques (technologiques en l’occurrence). En effet, la contestation environnementale ne met pas spécifiquement en cause un déficit de sécurité des installations, chimiques ou nucléaires. Elle part du principe que, puisque le risque zéro n’existe pas, la catastrophe est alors inéluctable : ce n’est qu’une question de temps. Rien ne garantit qu’elle ne puisse pas se produire à quelque moment que ce soit. Autrement dit, c’est l’existence des activités qui est contestée, et la critique de la gestion des risques a une dimension tactique venant à l’appui du rejet de la présence d’activités. Ceci marque une différence entre, d’une part, activités contestées et, d’autre part activités non contestées (le transport ferroviaire, par exemple) où seul le défaut de sécurité est mis en cause.
En conséquence, la concertation ne peut aucunement favoriser l’émergence de relations de « confiance » entre parties prenantes parce que d’un point de vue théorique, la confiance est une notion de l’intimité, non pertinente dans les relations entre décideurs et non-décideurs.
Les Nanotechnologies
Le thème des nanosciences et nanotechnologies a fait l’objet de controverses intenses quasiment dès le lancement, aux Etats-Unis tout d’abord puis dans de nombreux pays, des grands programmes de recherches dédiées, dès la fin des années 1990.
Les « nanos » ont une double particularité. D’un côté, elles concernent des applications potentiellement sans limite puisque les nanomatériaux trouvent des débouchés dans quasiment tous les domaines : l’alimentaire, le militaire, l’énergie, le médical, l’aéronautique… De l’autre, elles créent trois problèmes majeurs : les risques pour l’environnement et la santé, les questions éthiques (manipulation génétique, transformation du vivant) et les menaces sur les libertés publiques (contrôle accru grâce aux puces RFID, stockage des données). Aucune autre technologie antérieure aux nanos a, à la fois, touché un spectre aussi large d’applications et concentré plusieurs grands problèmes.
Compte tenu de l’ampleur des transformations annoncées, on a pu assister, au niveau international, à des convergences contestataires qui se sont instruites des problèmes soulevés par le nucléaire, les OGM, l’amiante… selon un processus d’accumulation « d’expérience des risques ».
En France, les mobilisations ont conduit l’Etat à recourir à un débat public que la CNDP organisera entre 2009 et 2010. L’échec apparent de ce débat national – plusieurs séances n’ont pu se tenir pour cause de blocage – a souvent masqué la portée de ce débat qui a su « déborder » le cadre prévu par la CNDP et se déporter dans une myriade d’autres espaces d’échange et de confrontation. Ainsi, le débat national CNDP a non seulement contribué à mettre en visibilité les mobilisations anti-nanos (jusque-là restées relativement spatialisées), mais, également, a participé à la constitution d’un espace public autonome particulièrement vivace pendant plus de deux années maintenant une mobilisation civique très active.
L’idée qu’un point de non-retour – largement exprimée lors des multiples débats publics – pourrait être atteint si la commercialisation des nanoproduits devait s’étendre, a incité les associations à traiter le problème « le plus en amont possible », en demandant un contrôle sur les recherches en nanosciences. Ces revendications sont innovantes pour des associations engagées sur le thème des risques « environnement-santé » qui interviennent traditionnellement après coup pour tenter de contrôler les développements technologiques et leurs applications. Avec les nanos, le tissu associatif déplace ses revendications en exigeant d’avoir un droit de regard sur les recherches académiques et leurs financements. Ces revendications, mettant en cause la recherche fondamentale, deviennent un enjeu de démocratisation appelant une évolution des rapports entre la sphère civique et la sphère de la recherche académique. Les débats révèlent alors une situation de rupture marquée par des oppositions fortes entre citoyens et chercheurs, lesquels ne reconnaissent pas la légitimité des citoyens à participer à l’élaboration des politiques de recherche. Ainsi, au-delà des désaccords entre les associations, l’opposition d’une partie des scientifiques à l’idée d’ouvrir les instances de la recherche et les laboratoires aux citoyens freine ce mouvement de « démocratisation de la science ».
Cette opposition de la part des chercheurs, mise en public lors des débats, représente une rupture. En effet, dans les années 1970, les mouvements qui interrogent les « sciences en société » ne manifestent pas de clivage ou de tensions entre les chercheurs et le tissu associatif. D’une part, les contestations prennent le plus souvent leur source dans le milieu scientifique lui-même : physiciens nucléaires, généticiens, biologistes… se mobilisent contre certains développements scientifiques et technologiques.
Pour ce qui est des effets des mobilisations et des débats, en 2022, contrairement à ce qui a été couramment prophétisé, la réalité est restée très en-deçà des annonces et, ce, dans tous les pays du monde. Les quelques publications académiques sur le sujet montrent que les innovations, donc la réalité industrielle, sont encore loin d’une réalisation des promesses de transformer le monde, que ce soit en France, en Chine, en Afrique du Sud, par exemple. Les contestations et les débats qui ont contribué à leur visibilité et leur portée ont, sans doute et pour une part, freiné les initiatives technologiques et industrielles. Les succès de laboratoire ne deviennent des innovations qu’à la condition de pouvoir être maîtrisées, technologiquement et économiquement (par exemple, les nanotubes de carbone, emblématiques des propriétés extraordinaires et des risques environnement-santé, ne se sont pas industrialisés tout particulièrement en Europe).
A ce stade, l’inscription des nanos dans la transition écologique est donc encore possible.