Questions à… Christophe Roux-Dufort, membre de notre Conseil Scientifique et Professeur dans le département de management à la Faculté des Sciences de l’Administration de l’Université Laval.

Christophe Roux-Dufort, membre de notre Conseil Scientifique, Professeur dans le département de management à la Faculté des Sciences de l’Administration de l’Université Laval, est un spécialiste de la gestion de crise, sujet sur lequel il a répondu à nos questions.

1) Après la crise Covid, nous avons l’impression que les choses redeviennent comme avant, pourquoi sommes-nous incapables de tirer les leçons des crises ?

Parce que les inerties et les équilibres qui ont été perturbés par la pandémie ont des racines bien plus profondes que nous le pensions naïvement au début de l’épisode. Nous avons constaté durant cette période à quel point la planète était en en mesure de se régénérer rapidement dès lors que nous avions un peu moins prise sur elle. Nous avons même cru que cette pandémie pouvait être une sorte de point de départ à une prise de conscience collective sur les limites et les dégâts causés par nos idéologies de progrès et de développement. Comme pour beaucoup de crises, on aurait pu s’écrier à nouveau : plus jamais ça ! Mais il aurait surtout été question de nos choix de civilisation et non pas d’une nouvelle pandémie. Plus jamais les mêmes choix.

Malheureusement je crois qu’un changement de civilisation, parce que c’est
bien de cela dont il est question, passe sans aucun doute par une série de chocs successifs et parfois plus violents, pour que les forces de transformation et de changement l’emportent sur les forces d’inertie. Disons que nous avons vécu en modèle réduit et pendant une période courte (à l’échelle de l’histoire) ce que sans doute nous aurons à vivre dans des temps futurs. Il est toujours difficile de tirer des leçons de crise tant que nous ne comprenons pas que nous sommes la cause de cette crise. Tant que l’on pense que cette crise est seulement le fruit d’un virus qui s’est répandu sur la terre, alors la pandémie restera une crise sanitaire que l’on peut tenter d’endiguer avec notre savoir-faire scientifique et économique pour garder les populations en santé et soutenir nos économies destructrices (et creuser ainsi les déficits). Il n’y pas de remise en question très profonde. C’est une vue des choses. Lorsque l’on verra la pandémie comme le révélateur d’une civilisation fragile, apeurée et poussée à ses limites alors peut-être que d’autres questions et d’autres apprentissages surgiront.

2) Vous vous intéressez récemment, notamment sur la base des travaux de vos doctorants, aux questions de psychologie en gestion de crise, pouvez-vous nous présenter ces recherches ?

Les axes de recherche que nous poursuivons touche à deux dimensions
particulières. Avec Mary-Liéta Clément nous explorons la dimension tragique des crises en empruntant aux travaux sur la tragédie grecque. Cette approche permet de comprendre un peu mieux le comportement des gestionnaires ou des équipes de crise soumises à un événement où il est tout simplement trop tard pour agir. Prenez l’exemple du pilote Chesley Sullenberg qui grâce à son amerrissage sur la rivière Hudson à New York, le 15 janvier 2009 juste après avoir décollé, a sauvé l’ensemble des passagers et du personnel de bord. Il sait à un moment précis qu’il est trop tard et que le destin de l’avion est scellé.

Dans ce genre de situation les responsables vont devoir faire des sacrifices. On cherche donc à comprendre comment se font ces sacrifices, surtout que la plupart du temps, les sacrifices à faire touchent des ressources ou des actifs vitaux. Les choix sont donc cornéliens et doivent se faire dans des temps très courts surtout lorsqu’il s’agit de sacrifier des vies. Le deuxième axe de recherche porte sur le leadership de crise. Nous explorons cette dimension sous l’angle d’une approche esthétique.

L’approche esthétique est une façon d’aborder le comportement humain à travers des ressentis, ses émotions et ses expressions et manifestations corporelles. Avec Cheick Diaby nous cherchons à comprendre comment se manifeste le leadership en situation de crise grâce au mouvement des corps et l’expression émotionnelle et ce dans plusieurs situations comme les cellules de crise ou les interventions sur les terrains difficiles.

3) Depuis que vous avez commencé vos travaux en gestion de crise, qu’est-ce qui vous semble avoir le plus changé ?

C’est un champ qui évolue peu. En dépit de l’évolution du phénomène de crise et notamment avec l’influence qu’ont les réseaux sociaux et les nouveaux médias dans le déclenchement et l’amplification des crises, il y a eu somme toute assez peu d’avancées dans le domaine. Je crois que cela est lié principalement au manque de travail théorique sur le concept de crise qui aujourd’hui se trouve noyé dans une multitude de concepts proches et surtout d’approches très instrumentales développées par le monde du conseil.

Il est très étonnant de constater à quel point le concept de crise est très structurant dans d’autres disciplines comme l’économie, les sciences politiques ou la psychologie et en quoi il est quasiment absent dans les théories de l’organisation alors qu’il pourrait fournir justement un étayage théorique intéressant pour témoigner des processus de transformation. On l’étudie sans doute encore un peu trop du point de l’événement exceptionnel dont il faut rapidement réduire les conséquences alors que la crise est surtout un processus de changement profond.

4) Après les fortes inondations de l’an dernier en Allemagne et en Belgique, de nombreux pays ont connu la canicule et de nombreux feux de forêts, pensez-vous que les méthodes de gestion de crise puissent être appliquées à la crise climatique ?

Je n’en suis pas sûr. Ce serait prendre un marteau pour enfoncer le pylône d’un pont dans le lit de la rivière. La crise climatique de mon point de vue n’est qu’une facette, une simple facette d’une crise de civilisation. Elle en est le révélateur le plus saillant en ce moment. La pandémie en fut un autre. Les guerres sans doute aussi. Je ne crois pas qu’en l’état actuel de son avancement, ces méthodes et ces concepts puissent apporter une réponse sinon locale et temporaire dès lors qu’il s’agit de parer aux urgences que les manifestations multiples du dérèglement climatique telles que les inondations ou les incendies.

Les savoir-faire existent pour faire face à ces événements et organiser la réponse. Ce qui pose un problème c’est leur répétition et leur ampleur qui font peser des menaces lourdes sur la capacité à rendre ses réponses efficaces sur le long terme. Donc il ne s’agit pas d’une question de méthode mais plutôt de ressources disponibles à mobiliser pour faire face à l’extension et la fréquence des phénomènes.

5) On a parfois l’impression que pour de nombreuses organisations, la gestion de crise se réduit à de la communication de crise. Que pensez-vous de la relation gestion/communication de crise ?

C’est un classique. En effet la gestion de crise se confond souvent avec la
communication de crise. Cet aspect est important, c’est indéniable. Le problème survient plutôt lorsque l’image et la réputation deviennent les clés principales de la décision alors qu’au fond la crise est d’une toute autre nature.

Les priorités des organisations aux prises avec une situation de crise sont souvent la préservation des intérêts (le terrain juridique) et la préservation de la réputation (le terrain de la communication). Ces deux priorités ne s’arrangent d’ailleurs pas toujours très bien. Ceci est à l’image de l’évolution de nos sociétés dans lesquelles l’extension du domaine de la victime devient presque infinie. Nous pouvons littéralement tous revendiquer le statut de victime à un moment ou un autre et ainsi poser de nombreuses difficultés aux organisations. Mais il y aussi ce culte de l’image omniprésent qui lui donne un statut particulier au sein de nos sociétés. L’image est devenue notre bouclier, notre paravent, le masque permanent de nos faiblesses ou de nos infortunes. Certains réseaux sociaux sont des odes à la bonne image, la belle image qui véhicule la beauté, la perfection, le modèle ou la réussite. Ce n’est plus une tendance c’est devenu une obsession.

En ce sens la communication et en particulier la communication de crise devient un des bras armés qui brandit le bouclier de la réputation pour gérer les crises dans lesquelles il s’agit de masquer les imperfections d’une organisation ou d’un dirigeant.