Santé, numérique, acceptabilité, noosphère, le point de vue de Vincent Meyer

Vincent Meyer est sociologue, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université Côte d’Azur. Il effectue ses recherches au sein de l’URE TransitionS rattachée à l’Institut méditerranéen, du risque, de l’environnement et du développement durable (https://imredd.fr/). Si, il a particulièrement mené des travaux dans le champ du social et médico-social, ces derniers l’ont amené à traiter des communications d’action et d’utilité publiques et celles développées sur différents territoires notamment en lien avec les technologies numériques. Le lecteur pourra retrouver ses ouvrages dans la rubrique dédiée de son blog http://vmeyer.canalblog.com/

1. Vous travaillez depuis plusieurs années la question des prises en charge institutionnelles des personnes en situation de handicap, de fragilité et/ou de vulnérabilité et du travail social lato sensu. Comment percevez-vous leur inscription dans les sciences de l’information et de la communication ?

Mes travaux s’inscrivent prioritairement en communication des organisations avec également, dans mes premières publications, une mobilisation des apports de la communication de masse. L’ouvrage de 2004 Interventions sociales, communication et médias issu de ma thèse est emblématique à cet égard. En effet, je voulais montrer comment les souffrances physiques et sociales des individus comme les « bonnes actions » pour y répondre se manifestent dans l’espace public et commandent plus que jamais une maîtrise des outils et des techniques de communication. Cette question de la manifestation (interpersonnelle et/ou médiatique) des souffrances et son impact sur notre croyance dans la réalité du malheur d’autrui reste omniprésente. Celui de 2005, Communication organisationnelle et prise en charge du handicap mental, problématise-lui, les formes et intentions de communication dans le monde encore trop clos des prises en charge du handicap mental. J’y exploite mon expérience de praticien et celle acquise dans mes recherches en sciences de l’information et de la communication. J’y porte un regard critique sur les compétences des professionnels à communiquer sur leurs pratiques tout en proposant une réflexion sur le sens et la valeur d’une information en milieu institutionnel auprès de personnes lourdement handicapées. Ces deux ouvrages « piliers » où les actions en communication restent essentiellement humaines, m’ont permis également de détailler, d’une part, l’intérêt dans ces domaines de mobiliser des démarches de recherche-action ; d’autre part, de m’intéresser à une évolution de plus en plus déterminante : celle que je qualifie de transition digitale. À la suite, plusieurs ouvrages traitent des pratiques et usages des technologies numériques au service de ces publics en situation de handicap comme des professionnels qui les accompagnent. Des pratiques et usages où des dispositifs sociotechniques « non-humains » prennent progressivement place et impactent fortement les prises en charge. En effet, comme l’indique avec pertinence Madeleine Akrich (2006), les technologies numériques ont bel et bien déplacé « certaines compétences humaines ou sociales dans les objets techniques » [et] « préforment les relations qu’ils suscitent ou supposent entre les différents acteurs du champ ».

2. Le thème de l’acceptabilité sociale est actuellement très présent dans vos travaux. Au sein de votre laboratoire, les recherches s’effectuent notamment dans ce cadre autour des usages des objets connectés et de l’impression 3D alimentaire. Quels peuvent être les éléments communs d’acceptabilité de ces différents sujets ?

Merci de cette question qui me permet de détailler la manière dont nous nous mobilisons – au sein de l’IMREDD et sa chaire UX for Smart Life Experimentations – cette « notion-outil » au sens de Gérald Gaglio (2011/2021) qu’est l’acceptabilité sociale des innovations en général et, celle liée technologies numériques en particulier. Elle nous oblige d’abord de reposer à nouveaux frais – et ceci est très stimulant – les questions d’une fracture versus d’une inclusion numériques. Ensuite, guidé par cet impératif d’une recherche participative/action – quand d’aucuns voudraient « accélérer » auprès de différents publics et/ou territoires l’acceptabilité de diverses innovations – nous, nous nous attachons à décrire, caractériser et qualifier un entrelacs formé par deux triptyques : « dispositifs, publics, pratiques » ; « accès, appropriation, usages ». De quoi s’agit-il précisément pour TransitionS ? Pour ne prendre que l’exemple de l’impression 3D alimentaire autrement dit, la fabrication additive de pièces comestibles fonctionnelles/nutritionnelles. Les dispositifs sont les technologies et leurs supports (ici l’imprimante que nous ouvrons telle une boite noire à l’aide même des concepteurs). Les publics sont, dans cette recherche, des personnes atteintes de cancers de la région cervico-faciale, des personnes handicapées et âgées dépendantes en institution ainsi que les professionnels et les aidants qui les accompagnent (publics pour lesquels nous proposerons des compléments alimentaires conçus en coopération avec l’INRAE Centre Clermont Auvergne-Rhône-Alpes). Les pratiques sont celles qu’offre, commande ou donne à voir le dispositif (e.g. un mode d’emploi et son cadre, des fonctionnalités spécifiques…). L’accès représente les possibles mises à disposition et en fonction de pareille imprimante depuis la sécurité alimentaire aux questions éthiques en passant par la dimension économique). L’appropriation où nous saisissons le point de vue de différents utilisateurs potentiels et/mais surtout les controverses que génère cette innovation – et gageons que ceci intéressera au premier chef votre académie – et celles que produisent les tiers intéressés surtout dans un pays comme la France où la gastronomie, l’art de la table, le goût de l’authentique dans l’alimentation relèvent de multiples « autorités ». Les usages (ou non-usages) enfin i.e. les prises en main effectives comme leurs possibles détournements.

3. Votre prochain ouvrage aura pour titre « Communiquer une souffrance ? ». Comment peut-on apprendre à voir la souffrance et surtout à communiquer afin que sa perception puisse s’accompagner d’un passage à l’action pour la réduire ?

Vaste question que j’ai commencé à traiter avec mon « maitre ouvrage » selon l’expression consacrée, de 2004, mais dont les déclinaisons et développements étaient à ce point conséquents qu’il fallait aller plus loin. L’annonce de cet ouvrage comme sa présentation infra, vous en avez ici, en quelque sorte, la primeur. Il veut être une contribution aux débats sur le développement et l’efficacité des formes et intentions de communications dans ce domaine, de leurs supports et stratégies dans divers champs d’application en ce début de XXIe siècle. Ceci autour d’une question récurrente : comment montrer à autrui via l’image, le son et/ou un contenu écrit (sur différents supports), la souffrance de personnes en situation de handicaps, de fragilité et/ou vulnérabilité (et ses déclinaisons en « causes » grandes ou petites, en plan d’action en faveur de, en urgence à agir…). Autrement dit, comment la faire reconnaitre (par/pour différents publics, décideurs, donateurs, aidants, bénévoles…) en associant cette « monstration » ou « esthétisation » aux professionnalités aptes à y répondre (i.e., les régimes d’action pour dé-montrer qui est vraiment « compétent » pour le faire). J’ai souhaité en faire une présentation à la fois critique et compréhensive, en dégageant – sans tomber dans la forme « manuel » – des pistes de travail dans et pour la recherche en sciences de l’information et de la communication. Ce livre sera/fera aussi une synthèse des points saillants de travaux menés depuis près d’une vingtaine d’années dans les champs professionnels du social, du médico-social et du sanitaire en France dans le cadre de leurs communications (interne, externe, réticulaire) et au sein de leurs organisations respectives. Il consacrera aussi plusieurs lignes sur le traitement info-communicationnel sur le débat très sensible de la fin de vie.

4. Parmi vos références figure Pierre Teilhard de Chardin. Nous connaissons tous le géologue, théologien, philosophe, paléontologue, ses réflexions sur la spiritualité et ses espoirs d’émergence de la noosphère. On distingue toutefois difficilement la relation entre ses travaux et les sciences de l’information et de la communication. Comment les reliez-vous ?

Le Révérend Père Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) est, pour moi, un des scientifiques français qui a profondément marqué le XXe siècle. Comme je l’indique dans ma recension parue dans le numéro 30 de la revue Communication et Organisation https://journals.openedition.org/communicationorganisation/11777 d’un ouvrage de Bruno Dufay (2021) Teilhard de Chardin : toujours d’actualité : numérique, transhumanisme, écologie, non-discrimination… je l’ai seulement découvert au début des années 90, entre les lignes, grâce à l’ouvrage de référence de Robert Escarpit Théorie générale de l’information et de la communication (1976). Il est vrai que ce sont souvent les notions phares de noosphère et/ou point oméga qui retiennent l’attention des lecteurs. Pour ma part, c’est son analyse de l’entropie, comme involution, qui nous rappelle autant le mode dégradé de notre évolution humaine que le désordre permanent que nous voulons/croyons dominer en ce monde dans ce qu’il dénomme presque poétiquement « l’agrégation persistante d’individus biologiquement voisins en populations interfécondes ». Toutes les formes et intentions de communication y contribuent, non ?

Je me permets ainsi de renvoyer vos lecteurs aux lignes que je lui consacre dans deux chapitres « En avant ! L’équilibre avec Pierre Teilhard de Chardin » https://www.editions-harmattan.fr/livre-l_equilibre-9782343217956-67954.html et « Résonances entre noosphère et village planétaire : un développement des villes intelligentes » https://www.pressesdesmines.com/produit/fractales-et-resonances/