
« Si la communication apparaît comme une solution, on a un problème,
mais si la communication apparaît comme un problème,
alors on s’approche de la solution »
Yves Winkin est une figure marquante des sciences de l’information et de la communication. Loin du solutionnisme technique dominant, il a très tôt mis le cap sur une approche anthropologique de la communication. Présenté parfois comme l’introducteur en France de l’Ecole de Palo Alto, il a surtout assuré un dialogue constant entre le meilleur des apports des sciences sociales américaines et la recherche européenne en communication.
Dans un très intéressant livre La communication au long cours Conversations sur les sciences de la communication qui vient de paraître chez C&F Editions (https://cfeditions.com/communication-long-cours/), Yves Winkin s’entretient avec Jean-Marie Charpentier sur son parcours intellectuel autour des enjeux de communication, de culture et de société. Il a accepté de répondre à quelques-unes de nos questions.
Il y a une cinquantaine d’années, vous avez joué un rôle singulier avec la parution de La Nouvelle communication(Seuil). Celui d’un passeur de plusieurs apports majeurs des sciences sociales américaines (Erving Goffman, Gregory Bateson, Ray Birdwhistell entre autres…) dans les sciences de l’information et de la communication alors naissantes en France et dans le monde francophone. Entre héritage et actualité qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Attendez : il n’y a pas encore cinquante ans – seulement quarante-quatre… La Nouvelle communication est sorti en 1981. Mais vous avez raison, l’ouvrage oscille aujourd’hui entre deux statuts : le document d’archive, rangé sur l’étagère des livres qu’on garde par nostalgie, et l’outil de référence, moins lu que consulté de temps à autre. A l’occasion d’une réédition de La Nouvelle communication en 2001, j’avais écrit un « épilogue » logiquement intitulée « Vingt ans plus tard ». J’avais fait remarquer que la recherche française en sciences de l’information et de la communication était restée globalement ancrée dans une vision « télégraphique » de la communication mais que -haut les cœurs !- des chercheurs/chercheuses de la « quatrième génération » avaient adopté la vision « orchestrale » dans leurs travaux. Je décrivais ainsi brièvement les travaux de Véronique Servais, Emmanuelle Lallement et Filareti Kotsi. Vingt-quatre ans plus tard encore, la situation n’a guère évolué, du moins en France. La Nouvelle communication est encore utilisé comme ouvrage pédagogique ici et là, par exemple au CELSA, mais n’alimente toujours pas plus la recherche, sinon de manière très localisée. Par contre, j’ai eu deux bonnes surprises dans l’espace francophone au cours de ces dernières années.
En 2022, l’Université du Québec à Trois-Rivières m’a remis un doctorat honoris causa à l’initiative d’un groupe de professeurs de Communication qui voulaient fêter le trentième anniversaire de leur département en rappelant que La Nouvelle Communication leur avait donné un socle commun pour créer les nouveaux programmes. Et l’année dernière, j’ai découvert par hasard un livre superbe des Editions B-42, intitulé Une bonne description. Quatre études autour de Gregory Bateson, Ray Birdwhistell et Margaret Mead. C’est le résultat d’un énorme travail mené par des professeurs de trois hautes écoles artistiques suisses francophones, qui ont voulu retraduire plusieurs chapitres d’un livre mythique, The Natural History of an Interview, dont je parlais beaucoup dans La Nouvelle Communication, notamment à propos de l’investissement de Birdwhistell dans « La Scène de la Cigarette », une analyse image par image d’une interaction entre Gregory Bateson et une jeune femme appelée Doris, qui avait accepté qu’on la filme au cours d’un entretien portant sur son petit garçon. J’ai évidemment pris contact avec les responsables de l’ouvrage, Christophe Kihm et Rémy Campos, qui m’ont expliqué qu’ils avaient voulu retraduire tous ces textes pour s’imprégner de l’esprit qui sous-tendait la démarche de Bateson et Birdwhistell. Ils étaient partis de La Nouvelle communication et étaient remontés aux sources. J’étais aux anges.
Au fil des années, vous avez développé une anthropologie de la communication qui vous distingue dans le champ de la recherche. Avec à la base, une certaine conception et des méthodes particulières du travail ethnographique en communication. Qu’est-ce que tous les « petits terrains », comme vous dites souvent, vous ont permis d’appréhender au fond sur ce que représente fondamentalement la communication ?
La proposition que j’avais faite dans Anthropologie de la communication : de la théorie au terrain, d’une anthropologie par la communication ne s’est jamais installée comme programme de recherche, que ce soit en anthropologie ou en sciences de l’information et de la communication. Il y a quelques semaines, j’ai été invité à l’Université Catholique de Louvain à faire un exposé dans le cadre d’un cours intitulé « Anthropologie de la communication ». Je me suis rendu compte que ce cours était comme un fossile d’une époque antérieure de la vie du département de Communication sociale et qu’il allait bientôt disparaître. La jeune enseignante qui en a la charge le remplit avec ses propres travaux, qui n’ont rien à voir avec l’anthropologie de la communication telle que je l’avais envisagée. Mais peu importe : l’essentiel est ailleurs. L’essentiel, c’est que la démarche ethnographique se soit répandue un peu partout en sciences humaines et sociales comme méthode légitime de collecte et de traitement de données qualitatives. Ce n’est évidemment pas moi seul qui ait provoqué cette ouverture. Nombre de manuels de méthodologie de ces dernières années ont œuvré dans le même sens. Je voudrais ainsi au passage rendre hommage à Nicolas Nova, récemment décédé, qui avait publié en 2022 un délicieux petit ouvrage intitulé Exercices d’observation : dans les pas des anthropologues, des écrivains, des designers et des naturalistes du quotidien.
Mais le résultat est que les philosophes font aujourd’hui du terrain. Je songe bien sûr à Baptiste Morizot mais aussi aux étudiantes et étudiants dirigées par Vinciane Despret, comme Elsa Maury, dont le film issu de sa thèse, « Nous la mangerons, c’est la moindre des choses », est superbe d’intelligence et de délicatesse. Les littéraires font aussi du terrain—je songe par exemple à l’ « enquête narrative » de Raphaëlle Guidée à Detroit. Les politistes aussi, comme en témoigne le récent ouvrage Ethnographie(s) politique(s). Méthodes, objets et terrains, dirigé par Martina Avanza, Sarah Mazouz et Romain Pudal. Et bien sûr, on commence à voir émerger des « éclats d’ethnographie » en sciences de l’information et de la communication : j’emprunte ici la formule au titre d’un livre collectif que Johanne Samè va bientôt publier. Dans tous les cas, il s’agit de « petits terrains », et non de longues immersions de plusieurs années comme les anthropologues des générations précédentes les pratiquaient. Les chercheurs d’aujourd’hui, faisant souvent de nécessité vertu, pratiquent plutôt l’ethnographie « multi-située ». Pourquoi pas ? Moi-même, en continuant à travailler par observation sur divers lieux urbains, je m’inscris dans cette approche. Et je continue à voir comment la communication entendue comme « performance de la culture » s’accomplit au travers de gestes, de silences, de regards. Mais ces mouvements sont aujourd’hui augmentés ou au contraire étouffés par les micro-technologies appareillées qui se déploient dans l’espace public avec toujours moins d’inhibition.
Aujourd’hui, en effet, vous menez des recherches et des interventions sur ce que vous appelez avec plusieurs autres chercheurs la « ville relationnelle ». En quoi la ville est-elle à la fois un révélateur et un catalyseur particulier en matière de communication dans nos sociétés ?
Ce n’est pas moi, mais Sonia Lavadinho, avec qui je travaille depuis un bon quart de siècle, qui a proposé cette notion de « ville relationnelle ». Bien sûr, on peut dire que toute ville est relationnelle, en ce sens que tout vie urbaine repose sur des relations humaines, qu’elles soient très brèves (on parlera alors plutôt d’interactions) ou à très longue portée. Mais si Sonia Lavadinho, et je la rejoins sur ce point, a voulu insister sur cette dimension relationnelle de toute ville, c’est pour établir un contraste avec ce qu’elle appelle la « ville fonctionnelle ». Et c’est vrai que les décideurs et gestionnaires urbains ont souvent tendance à se focaliser sur la « machinerie », sur les tuyaux en tous genres, des rues aux égoûts, des câbles électriques aux conduites de gaz, qui font tourner la ville et qui absorbent la plus grosse partie des budgets. On dirait que les habitants viennent par surcroît, et ne coûtent quasiment rien en équipements spécifiques, sinon quelques aménagements de parcs, quelques bancs, quelques abribus. Leur part dans les budgets est minimale. Quand Sonia Lavadinho m’a présenté cette opposition entre ville relationnelle et ville fonctionnelle, j’ai songé à la distinction classique entre contenu et relation chez Bateson, ou encore entre « communication néo-informationnelle » et « communication intégrationnelle » chez Birdwhistell. L’argument de Sonia en faveur d’un soutien franc et massif de la ville relationnelle, en termes de budgets mais aussi et surtout en termes d’interventions urbanistiques spécifiques, m’a séduit parce que j’y ai vu une façon d’opérationnaliser la vision orchestrale de la communication que j’ai toujours défendue. C’est ainsi que nous avons écrit ensemble (et Pascal Lebrun-Cordier) un manifeste : La Ville relationnelle. Les sept figures (Apogée, 2024) et que nous allons publier cette année un livre plus technique : La Ville relationnelle. Les cinq leviers, toujours chez Apogée. Les leviers sont les interventions urbaines qui permettent selon nous d’accélérer la mise en place d’une ville placée sous le signe des relations humaines—sous le signe de la communication intégrationnelle, en d’autres termes. Je me dois de souligner que les idées ont été fournies par Sonia Lavadinho, mais que j’y souscris pleinement. J’ai seulement contribué à les « mettre en musique », comme second auteur loin derrière le premier auteur.
A vous lire, on est frappé par la dimension proprement culturelle de vos travaux. Vous dites d’ailleurs que la communication s’apparente à « une performance de la culture ». Or, cette dimension n’est pas ce qui vient spontanément à l’esprit quand on évoque la communication dans ses différentes manifestations, notamment technologiques. Comme s’il y avait toujours une minimisation de la communication comme phénomène social et culturel…
Le problème, avec cette vision de la communication comme « performance de la culture », c’est qu’elle n’est pas intuitive. Dans le discours ordinaire, on comprend tout de suite ce qu’est la communication, qu’elle soit en tête en tête, téléphonique ou autre. D’ailleurs, les études en communication sont aujourd’hui de plus en plus tournées vers le marketing, vers les médias numériques, qui ne demandent pas de conceptualisation particulièrement sophistiquée. La communication reste une affaire de transmission de messages. Dans un autre univers, celui du développement personnel, moins enseigné à l’université mais très présent dans des séminaires de formation et de « coaching », la communication est plus une affaire d’empathie, de lâcher prise, de fusion. On est dans toujours dans l’intuition, pas dans l’analyse. Ce qui veut dire que la conceptualisation de la communication comme phénomène social et culturel devient de plus en plus aujourd’hui une démarche intellectuelle de « niche », dont ne se revendiquent plus que des chercheurs qui comprennent encore que la lutte est incessante contre les fausses évidences du sens commun—je cite ici de mémoire la célèbre phrase de Bourdieu, Chamboredon et Passeron dans Le Métier de sociologue.
J’ai souvent dit que si la communication apparaît comme une solution, on a un problème, mais que si la communication apparaît comme un problème, alors on s’approche de la solution. En d’autres termes, il faut garder à la notion de communication le statut d’un analyseur, qui va tenter d’appréhender une situation, une organisation, une communauté—bref, un terrain— à partir des travaux de chercheurs comme Bateson, Birdwhistell ou Goffman. Mais la communication n’est jamais la clé magique universelle.
S’il y a un concept qui semble retenir votre intérêt sur longue période, c’est celui d’enchantement. Pourquoi cette attention particulière aux manifestations d’enchantement et en quoi les reliez-vous à la communication ?
Je ne dirais pas qu’il y a des « manifestations d’enchantement » ; je dirais qu’il y a nombre de manifestations, et plus largement de situations, qui sont susceptibles d’être analysées en termes d’enchantement. La notion d’enchantement, c’est comme celle de communication : on peut la prendre dans une acception immédiate, mais on peut aussi la construire et tenter d’en faire un outil d’analyse, ou du moins un « concept sensibilisateur », pour reprendre le terme du sociologue américain Herbert Blumer. Pour ma part, j’ai tenté de combiner deux formules déjà bien connues pour obtenir une première définition de l’enchantement : d’une part, la « suspension volontaire de l’incrédulité », du poète anglais James Coleridge, et d’autre part, le « je sais bien, mais quand même », du psychanalyste français Octave Mannoni. Et j’ai tenté d’appliquer cette vision de l’enchantement à diverses situations et organisations, à commencer par les manifestations de relations publiques (j’étais à l’époque responsable de la communication du CHU de Liège) et les voyages touristiques. Puis j’ai élargi ma base empirique aux croisières, aux parcs d’attraction, aux centres commerciaux… La dimension spatiale, bien circonscrite, est toujours restée importante. Et je me suis aperçu qu’entre ces lieux, qui ne sont jamais loin d’être des utopies concrètes, et les « institutions totales » de Goffman, il n’y avait que la différence entre un avers et un revers. Le vocabulaire est souvent le même (patio, coursives, toit de verre) mais les fonctions attribuées sont inversées (de la convivialité à la surveillance). J’ai fini par me rendre compte que le terme même d’enchantement recelait cette ambivalence, entre émerveillement et envoûtement maléfique (Merlin l’enchanteur). Mais je n’ai pas voulu dénoncer une quelque emprise de l’enchantement, comme nombre de chercheurs l’ont fait pour le tourisme, par exemple. Pour moi, les individus s’engouffrent très volontairement dans les dispositifs d’enchantement ; ils n’y sont en rien forcés. Ils y viennent avec une certaine disposition, qui peut comporter un désir d’égarement, de perte de contrôle momentanée. Aliénation ? Non, servitude volontaire. Analyser les mécanismes de l’enchantement, c’est pour moi se donner les moyens d’appréhender une composante importante de la condition contemporaine. C’est une autre façon de comprendre comment nous performons notre culture, donc, encore une fois, d’envisager la communication comme phénomène social total.
Dans l’actualité, un exemple marquant d’enchantement ? Et peut-être aussi un exemple de désenchantement ?
Oui, il est bon d’être un peu concret pour terminer. L’actualité internationale est terrifiante, et l’on a spontanément envie de dire que les exemples d’enchantement ne peuvent plus appartenir qu’à la catégorie des étourdissements, des fuites en avant dans le déni, genre carnavals déjantés, grosses « teufs » ou treks au Bhoutan… Mais les lieux et moments d’enchantement sont bien plus proches de nous—de même que les lieux et moments de désenchantement. En fait, ce sont les mêmes, tantôt vus d’en haut, tantôt vus d’en bas. Par exemple, quand vous entrez dans une gare ou un aéroport dessiné par l’architecte espagnol Santiago Calatrava, vous avez l’impression de pénétrer à la fois dans une baleine et dans un film de science-fiction fondé sur un monde doux et lisse. Si du moins, vous acceptez de suspendre votre incrédulité, notamment en vous disant : « je sais bien que je ne suis que dans une gare (un aéroport) mais quand même, je suis ailleurs ». Vous êtes dans un univers enchanté. Mais il suffit de recadrer la perception, et vous basculez dans un univers désenchanté, dystopique à la limite, fait de monades marchant très vite, d’annonces permanentes de trains ou de vols en retard, de boutiques hors de prix. Cette même ambivalence se retrouve quand vous montez à bord d’un Eurostar ou d’un vol Air France : soit vous vous construisez une bulle d’enchantement, sur la base d’une prise en charge totale, où vous n’avez plus qu’à lire, écouter de la musique ou dormir, soit vous constatez que votre siège ne se redresse plus, qu’une des toilettes est condamnée et que l’espace est aussi contraint que chez Easyjet. On pourrait multiplier les exemples de cet ordre, qui montreraient que l’enchantement (et le désenchantement) dans des situations presque ordinaires comme les déplacements en train et en avion sont toujours affaires de couplage entre dispositifs et dispositions.
