Jean-Marie Charpentier est docteur en sciences de l’information et de la communication, consultant et auteur avec Jacques Viers de Communiquer en entreprise Retrouver du sens grâce à la sociologie, la psychologie, l’histoire, Vuibert, 2019
Nous sortons difficilement d’une crise sanitaire qui nous a privés de la présence des autres et contraints à une distance en partie compensée par l’usage du numérique. Rien ne sera comme avant, entend-t-on parfois… Demain, nos modes de communication seront toujours au cœur du travail, mais on peut légitimement se demander lesquels et surtout dans quelles conditions. Le télétravail oui sans doute, mais jusqu’où ? Après l’open space, le flex office deviendra t-il la nouvelle norme au bureau ?
Un débat, et c’est heureux, monte à propos du travail à distance et de l’espace de travail. Il touche aux liens sociaux et à la nature de la communication quand les choix en gestation à l’initiative le plus souvent des directions financières ou immobilières visent, pour des raisons de coût avant tout, à réduire les m2 et faire travailler plus de salariés à domicile. Dans la période difficile qui vient, ces acteurs seront-ils seuls à la manœuvre quand des questions de relation sociale sont en jeu ? Se peut-il que tous ceux qui ont affaire avec la communication au quotidien, qu’ils soient managers, RH, communicants internes ou acteurs syndicaux assistent en spectateurs ou simples accompagnateurs aux réorganisations sans dire leur mot?
Refaire société ou distendre les liens ?
Le besoin pressant de refaire société en entreprise après une telle crise rend d’autant plus nécessaire de débattre de la suite. Nous sommes dans un moment où le débat devrait s’imposer. Ce que l’on a vécu pendant le confinement pèsera, c’est certain, dans les choix en matière de temps, de lieu et d’action pour les salariés. L’expérience du télétravail n’a pas été la même pour tous. Certains l’ont découvert avec intérêt, d’autres en ont pâti[1]. Son extension à venir couplée à une raréfaction des espaces de bureau mérite autre chose que les trop rapides conclusions que certains, par effet d’aubaine, voudraient en tirer. Quelle communication veut-on dans l’entreprise et dans le travail entre salariés, managers et dirigeants ? Qu’en sera t-il de la présence des uns et des autres dans un univers qui privilégierait « zoom », « team » et l’éclatement spatial du « flex » ? Quelle place pour la coopération au jour le jour qui demande des contacts physiques directs, de la sensibilité, de l’informel?
Ces questions nous rappellent à la fois la part essentielle de la communication dans le travail [2] et le fait que la coopération fondée sur l’échange et le don ne se résume pas à la coordination technique[3]. Des échanges réciproques structurent notre quotidien au sein des collectifs de travail. On a besoin de se rencontrer pour exister ensemble. La bascule dans un télétravail dominant en même temps qu’un éclatement des lieux de travail contribuent à la désocialisation et à des modes de travail s’accompagnant d’une plus grande solitude. Avec la promesse alléchante d’une autonomie pour quelques uns, c’est en fait la densité des relations sociales qui est en jeu[4].
Communiquer, c’est aussi se dire les choses
On va avoir besoin de se dire les choses en entreprise. Des prises de parole et de position sont a minima nécessaires, mais cela va demander de transgresser quelques lignes. Dans un débat, une controverse, une dispute, ce qui compte c’est d’avoir un point de vue. Or, ce n’est pas évident. Tant les managers que les communicants ont parfois du mal avec l’échange de points de vue, c’est-à-dire avec la confrontation. Longtemps, la communication en entreprise s’est déployée quasi exclusivement pour porter et relayer la parole de tête. Elle s’est située en surplomb à partir d’un discours global. Communiquer, c’est pour l’essentiel mettre à l’agenda en même temps qu’en lumière ce qui a été décidé et non ce qui est en question. Tout un champ de communication s’est ainsi construit autour de la transmission et de la diffusion. Il a sa légitimité sur le plan informatif. Seulement, sa vocation de cohérence et d’alignement a un revers : il se trouve souvent démuni quand on sort d’une approche consensuelle pour se situer au coeur des controverses. « La réalité en entreprise, c’est qu’on souffre d’un manque de débat et de conflictualité. Or celle-ci fait partie intégrante du travail », rappelle l’ergonome François Hubault[5]
Une tout autre dimension de la communication est requise pour aborder le débat qui vient. Elle a à voir avec la délibération. C’est de plus en plus vrai dans la société comme dans l’entreprise. Les conférences citoyennes sur le climat en sont un récent exemple. Apparemment plus limités dans leur objet, les espaces de discussion sur le travail participent de ce que Mathieu Detchessahar nomme l’« entreprise délibérée »[6]. Un courant se dessine qui appelle de nouvelles démarches délibératives en entreprise faites d’intelligence collective, de participation, de subsidiarité. Les communicants y ont toute leur place, pour peu qu’ils ne limitent pas la communication à la seule logique diffusionniste. La délibération, rappelons-le, s’appuie sur la prise de parole des acteurs sur ce qui les concerne. La question que l’on doit se poser est la latitude que les managers comme les communicants auront ou qu’ils sauront se donner pour peser dans des choix qui concernent les conditions de travail et la relation en entreprise l’entreprise.
Repartir des situations vécues
Au cœur du travail et de la relation, on l’aura compris, quelque chose d’essentiel est en train de se jouer dont tous les acteurs de la communication doivent se saisir. Les choix quant à la part du télétravail ou l’organisation spatiale ne devraient donc raisonnablement pas rester l’apanage des seuls directeurs financiers ou immobiliers. Aux communicants comme aux managers de sortir du rôle attendu de bons petits soldats chargés de la mise en forme et de l’accompagnement de décisions prises en dehors d’eux. Ils doivent accepter, quand il en est encore temps, d’entrer dans l’arène, en partant des situations vécues et en se situant à d’autres échelles que celle, macro sociale, du discours global convenu sur la transformation. Le témoignage des acteurs de terrain est sans doute un des meilleurs moyens d’entrer dans le vif du sujet. Et les salariés comme les managers ont à dire en matière d’usage et d’appropriation des outils et des lieux[7].
Il y a quelques années, l’anthropologue Dominique Desjeux proposait plusieurs échelles d’observation des phénomènes sociaux[8]. La réalité n’est pas la même selon le point de vue que l’on adopte. Il distinguait quatre échelles d’observation. Selon que l’on regarde l’entreprise sur un plan macro social à partir de sa structure, de son organisation, de ses résultats ou de sa population globale, méso social avec chacun de ses métiers et son système d’action, micro social avec les équipes, les collectifs de travail ou micro individuel à partir de l’individu salarié, on n’observe pas la même chose. « Ce que l’on voit à une échelle disparaît à une autre et en même temps on ne peut pas dire que ce qu’on ne voit pas n’existe pas. » Cette approche en échelles est importante dans des contextes d’intenses transformations, aussi bien en termes d’observation que d’action. Dans ce débat qui touche au travail réel, il y a besoin de « faire remonter les savoirs pratiques et de faire entendre le réel aux dirigeants »[9] Mettre en visibilité la réalité vécue au niveau micro social ou micro individuel est sans doute aujourd’hui un défi pour tous ceux qui participent à la communication en entreprise.
Les
bouches commencent à s’ouvrir et c’est de bon augure pour la suite de ce
débat : « Définitivement non,
je n’ai pas choisi ce métier pour être collé derrière un écran, pour envoyer
des mails, je n’ai pas choisi ce métier, la communication, pour basculer en
permanence dans un télétravail déshumanisant. », remarquait récemment
Bernard Sananes[10]. Le sujet est sensible,
trop sensible pour ne pas s’en saisir avec détermination. Il mérite amplement
débat avant décision.
[1] Terra Nova, « La révolution du travail à distance », note du 30 avril 2020
[2] Philippe Zarifian, Travail et communication, Puf, 1996
[3] Norbert Alter, Sociologie du monde du travail, Puf, 2006
[4] Fanny Lenderlin, Les dépossédés de l’open space, Puf,, 2020
[5] Jean-Marie Charpentier, Jacques Viers, Communiquer en entreprise Retrouver du sens grâce à la sociologie, la psychologie, l’histoire… Vuibert, 2019
[6] Mathieu Detchessahar (dir), L’entreprise délibérée Refonder le management par le dialogue, Nouvelle Cité, 2019
[7] Aurélie Dudézert, La transformation digitale des entreprises, La Découverte, 2018
[8] Dominique Desjeux, Les sciences sociales, Puf, 2004
[9] Conférence de l’Association française de communication interne (Afci) avec Norbert Alter, le 13 mai 2020
[10] Stratégies, 20 mai 2020