Dans notre série « nos grands prédécesseurs », nous avons le plaisir d’accueillir Bernard Emsellem. Après un parcours varié et une expérience à Sofres Communication, il crée son propre cabinet de conseil puis intègre le groupe de communication FRANCOM en tant que directeur associé, il devient ensuite directeur des stratégies puis président de TBWA\Corporate. En 2002, il rejoint la SNCF en tant que directeur de la communication puis directeur général délégué au développement durable et à la communication. En 2009, il prendra la présidence de l’Association Communication publique, association des responsables de communication des institutions publiques. Son dernier ouvrage « Les mots bidons » (Edition du Palio. 2024) interpelle le langage managérial et ce que ces mots nous disent de l’entreprise aujourd’hui.

Entretien par Thierry Libaert
Lorsqu’on interroge des jeunes communicants, on a l’impression qu’ils exercent un métier nouveau où le numérique aujourd’hui et demain la généralisation de l’IA vont totalement révolutionner la fonction communication. Pensez-vous qu’il y a eu une vraie révolution qui renverrait aux oubliettes les principes fondamentaux de la communication ?
BE : Cette question dépasse l’univers de la seule communication… On a vu les transformations menées dans d’autres secteurs d’activité : certains ont été bousculés. Tout le chahut produit par les anti- et les pro- a engendré des pressions, de la passion. Les pratiques de la communication ont, quant à elles, été rapidement bouleversées… Ont-elles été pour autant révolutionnées ? ou mises aux oubliettes ? Allons-nous voir les théories de la communication être attaquées, dépassées, par les pouvoirs du numérique ? Et si on casse les concepts antérieurs il faut bien en re-construire d’autres, et organiser une autre chose. Il faut des principes fondamentaux, mais qui va les produire ? Qui va les utiliser ?
Chacun de nous est confronté à l’arrivée du verbe « révolutionner » et cela est particulièrement le cas en ce moment avec les débats sur l’IA : qui est révolutionnaire, dans quelle perspective ? Qu’est-ce que cela va apporter ? C’est introduire des composantes qui invitent à définir, à construire et à arpenter des trajets nouveaux. On peut penser en termes de table rase mais cela est stérile, ne produit pas, au contraire cela détruit. L’apport du numérique est la vitesse, la quantité, la pertinence. 0n est débordé mais aussi aidé. Le numérique va-il mettre tout cela cul par-dessus tête ?
Je crois par exemple que la révolution ne modifiera pas la compréhension du sempiternel schéma de Shannon (émetteur, récepteur, canal, message, bruit) ou la référence à l’Ecole de Palo Alto, ou encore les théories de la contingence… Plus ça va, plus on charge la barque de ces termes qui varient en fonction des enjeux du moment.
- De même, en discutant avec des communicants, beaucoup se plaignent d’être surchargés, d’être dans l’instrumental et non la stratégie, il semble y avoir une forte accélération du temps en communication. Partagez-vous ce constat, et si oui pensez-vous qu’il existe des moyens pour ralentir le temps de la communication ?
BE : Je crois également que le métier est devenu difficile. Le mot (burn out) est désormais dans le langage courant pour parler d’épuisement professionnel ! C’est relativement récent. Plusieurs facteurs ont joué un rôle dans cette accélération du temps. Depuis le terrible et symbolique TTU qui s’installe sur bien des documents internes, jusqu’à l’omniprésence des références numériques qui instaurent le règne de l’immédiat. Accélération du temps mais le temps fuit entre les doigts. Elle aussi, la fonction communication a contribué à la pression. Elle a prétendu, à raison, pouvoir jouer un rôle clé dans le fonctionnement des organisations. Elle a construit et conquis sa légitimité en renforçant sa compétence technique et la qualité de sa vision. Mais les conséquences sont là… Peut-on alors espérer une maîtrise du temps via l’enrichissement de la stratégie, dimension tout particulièrement valorisante en France, il est vrai. Mais on se leurre sur ce temps de la stratégie, et sur sa responsabilité. La stratégie travaille sur le temps long mais cela ne diminue pas la quantité instantanée de travail, tout en augmentant le niveau de responsabilité.
- Dans votre ouvrage (2001), Le Capital Corporate, vous définissiez le capital corporate comme étant un ensemble composé de l’identité corporate (Ce que je suis), la réputation corporate (Ce que j’apporte) et le relationnel corporate (Les liens que j’établis). Etes-vous toujours en phase avec cette définition ?
BE : Oui, je suis toujours d’accord : tout comme il existe un capital de marque, il existe un capital corporate. Il se construit en intégrant trois composantes corporate : l’identité, la contribution, la relation.
L’identité : Qui parle ? Qui sommes-nous ? Réponse non pas par une évolution valorisant le passé, l’histoire, etc. mais en définissant un projet mobilisateur et rassembleur. L’usage du mot réputation est ici discutable et donc je reprends la notion de contribution, en abandonnant réputation (qui reste utilisable pour d’autres sens). La contribution : qu’apporter ? La relation : comment faire ensemble ?
- Dans un autre ouvrage, Communication : pourquoi le message ne passe plus (2016), vous écrivez que la communication doit perdre son objectif de valorisation. N’est-ce pas demander l’impossible aux chargés de communication.
BE : Oui, cette formulation est extrême, inutilement pourrait-on dire, mais c’était volontaire. Elle fait directement référence à la mutation actuelle des dispositifs et pratiques de changement, notamment pour la fonction de communication. Il faut préciser la fonction que l’on attribue ou que l’on se donne.
Par le passé, la communication était très largement absorbée par la primauté de l’image. L’image de l’organisation, des dirigeants, des personnels.
Pour autant, on ne laissera cette fonction ni perdue ni orpheline. Si personne ne porte la fonction de valorisation, ce seront les manipulateurs imbus de leurs techniques qui le feront.
En revanche, aujourd’hui, il faut prendre à bras-le-corps les questions de vivre ensemble, de co-construction, de projet collectif, pour faire baisser la tension qui caractérise la période actuelle. Vous le voyez, il ne s’agit pas de quitter les rivages de l’image mais d’inverser les priorités.
- Vous vous êtes engagé sur les problématiques de transition écologique. Il y a un débat sur la responsabilité de la communication face aux enjeux de dérèglement climatique, cela concerne essentiellement le secteur publicitaire. Considérez-vous que la publicité peut devenir authentiquement responsable face à ces défis ?
BE : La communication peut être un allié, un allié puissant.
L’ampleur considérable des désastres induits par le dérèglement climatique oblige chacun à se poser la question : « et moi que fais-je ; et nous que faisons-nous ? ». Nul individu doit porter sur ses épaules l’ampleur des transformations à mettre en œuvre par et pour les parties prenantes, mais nul ne peut échapper à la question. même si « UN ne peut TOUT ». pour la société, l’hésitation n’est pas de mise. il faut viser haut, se définir à partir du climat mondial, global, et être inventif, adaptatif, rapide, confiant, engagé. Et puis attaquer. Aujourd’hui, le terrain de cette bataille collective s’appuie sur la communication. Ce qu’elle valorise, montre, suggère, … Et pour la communication, pourquoi la publicité ? Pour son importance économique, sociétale. La publicité peut porter des problématiques ambitieuses : elle le montre tous les jours.
Le risque est que l’on se place du côté de l’à peu près, l’accent portant sur la manière et risquer ainsi le green washing, basculer du quoi ? pour passer au comment ?
- Vous avez été président de l’association Communication Publique. Comment percevez-vous l’évolution du métier de communicant public par rapport aux responsables de communication en entreprise ?
BE : Je pense qu’il y a, désormais, peu de différences de compétences entre les deux métiers. Je constate au contraire une grande proximité technique entre les communicants du secteur public et celui du privé, si ce n’est l’ancienneté de la réflexion publique sur les enjeux de débat et d’engagement.