Olivier Cimelière est un des meilleurs connaisseurs de la communication d’entreprise grace à sa double casquette de praticien et d’observateur. A l’occasion de la publication de son dernier livre “Entreprises, et si vous arrêtiez le coup de com”, il a bien voulu répondre à nos questions.

Entretien avec Thierry Libaert.


TL : Les controverses semblent se radicaliser toujours davantage. Comment expliquez-vous cette montée de la radicalité? Les réseaux sociaux sont-ils seuls responsables?

OC : Les réseaux sociaux ont indéniablement eu un effet à la fois propagateur et accélérateur. Néanmoins, ils ne sont que le véhicule d’une défiance sociétale qui n’a jamais cessé de se creuser depuis deux décennies. Le Trust Barometer d’Edelman le confirme année après année depuis 24 ans. Les acteurs comme les décideurs politiques, les médias et à un moindre degré les entreprises, sont perçus comme non-dignes de confiance de la part des citoyens. A cela, s’ajoute une autre dimension qui confère aux controverses, un écho inédit : l’instantanéité de l’information. Le moindre sujet polémique devient généralement très vite inflammable.

Les radicalités en soi ont toujours plus ou moins existé au sein de la société. Simplement, on ne le perçoit plus pareillement car en s’emparant des réseaux sociaux pour amplifier leurs thèses, elles ne sont plus confinées à l’écart des médias. Elles parviennent à générer du bruit en mettant en scène leurs actions plus ou moins violentes. Pourtant, ces radicalités qui s’expriment sont fréquemment le fait de groupuscules qui donnent l’impression d’être actifs et influents parce qu’ils font précisément du bruit et qu’ils recourent au spectaculaire et à l’argumentaire binaire et parfois carrément menaçante pour laisser penser qu’ils sont nombreux. C’est rarement le cas.

TL : Que peuvent faire les entreprises pour se prémunir de cette radicalité?

OC : Les entreprises sont clairement des cibles de choix même si le risque peut varier d’un secteur d’activité à un autre. Mais elles peuvent se retrouver prises au piège de controverses qui dépassent leur simple dimension économique.

Aujourd’hui, personne n’est invulnérable face à un déferlement numérique et médiatique. Il convient donc de mettre en place un dispositif de veille sensible permanent pour être en mesure de repérer d’éventuels signaux faibles, annonciateurs ou ferments potentiels de crises qui pourraient affecter la réputation de l’entreprise. Il est préférable de se lancer dans un tel chantier en situation de temps calme et ne pas attendre d’être sous le feu pour tenter d’y comprendre quelque chose. Cela requiert aussi de réaliser des cartographies des parties prenantes en présence, de mieux identifier les réels relais d’influence et ceux qui s’agitent dans leur coin mais sans impact particulier. Idem pour les conversations numériques relatives aux activités de l’entreprise. Bien connaître cet écosystème constitue un premier matelas qui peut largement aider à dégonfler des controverses avant qu’elles ne dégénèrent plus largement.

TL : Quel est selon vous l’enjeu le plus important dans la communication des organisations? (Public ou privé) ?

OC : Il n’est pas évident d’établir une stricte hiérarchie des enjeux pour les organisations qu’elles soient privées ou publiques. Cela peut varier d’un univers à l’autre mais à mes yeux, deux enjeux concernent tout le monde sans exception.

Le premier est celui des fake news même si bien des entreprises ou des collectivités publiques persistent à penser que ce sujet n’est pas une menace pour elles. Le dernier rapport sur les risques mondiaux du Forum de Davos est pourtant sans ambages. Il place la désinformation parmi les plus grands risques pour l’humanité pour les deux prochaines années. Pas seulement au niveau électoral mais aussi en géopolitique et en concurrence économique. Des Etats comme la Chine et la Russie en ont d’ailleurs déjà fait une arme massivement utilisée pour déstabiliser un gouvernement, un secteur économique, des sociétés, etc. Et l’adjonction de l’IA générative a de surcroît nettement accru la capacité à semer le doute, le chaos et à ébranler les opinions publiques.

Je le redis encore. Seul un dispositif de veille informationnelle peut contribuer à juguler l’impact des fake news. Actuellement, des entreprises comme Starbucks et McDonald’s font les frais d’infoxs qui les accusent de soutenir Tsahal dans sa guerre contre les fanatiques du Hamas. L’impact business sur leurs entités au Proche et Moyen-Orient (mais aussi en Malaisie ou encore en Indonésie) est particulièrement prononcé bien que les deux enseignes aient démenti tout support envers l’un ou l’autre des belligérants.

Ensuite, le deuxième enjeu est l’acceptabilité d’une activité par la communauté qui l’entoure. Longtemps, les entreprises et les pouvoirs politiques ont d’abord surfé sur les arguments du développement économique et de l’emploi pour faire accepter l’ implantation (ou l’extension) d’une entreprise ou d’un nouvel aménagement d’une infrastructure. L’argument est de plus en plus caduc. Les questions environnementales pèsent de façon massive et croissante dans la balance pour qu’une population daigne considérer la présence d’une usine, d’un magasin, d’un axe routier ou d’un barrage hydroélectrique.

Les organisations vont devoir écouter plus activement mais également amender ou intégrer des doléances justifiées si elles veulent pouvoir maintenir ou développer leur activité et demeurer acceptable dans leur écosystème. Les passages en force à grand renfort de communication cosmétique ou onirique fonctionnent de moins en moins bien et coûtent en plus des sommes astronomiques qui pourraient être utilisées autrement et plus efficacement.

TL : La désinformation concerne aussi et de plus en plus les entreprises. Comment peuvent-elles réagir à l’heure où leur parole est de + en + mise en doute?

OC : Avant de réagir à une action de désinformation, il convient de bien mesurer la teneur de celle-ci, son origine, ses commanditaires et d’estimer si un impact majeur est probable ou pas. En effet, en situation sensible, il est impératif de ne pas surréagir au risque de rendre encore plus visible un sujet qui passait jusque-là sous les radars de l’agenda médiatique. D’où, je le répète encore, le recours à un dispositif de veille permanent.

Ensuite, face à la désinformation, je vois essentiellement deux axes à travailler. En temps calme, il s’agit de prendre le pouls des parties prenantes, de véritablement échanger constamment, voire de les associer à la co-construction de projets. En cas de crise aigüe, elles constitueront autant de tiers de confiance qui peuvent aider à objectiver et contrer les fausses affirmations. La voix de l’entreprise est évidemment majeure mais elle ne suffit plus. Comme vous le dites, elle est de plus en plus questionnée et suspectée. Si elle prend soin de communiquer à bon escient et ouvertement, sa parole en sera d’autant plus crédible et efficace.

Enfin, dans le cas de grave crise ouverte, l’entreprise se doit de réagir et faire entendre ses arguments par tous les canaux possibles auprès des publics concernés. Rester coite ou faire le dos rond, c’est prendre le risque extrême de se faire encore plus enfoncer et quelque part accréditer les infoxs. Être silencieux aujourd’hui, revient à être un potentiel coupable. Il restera évidemment toujours des zones grises, des gens qui continueront de souscrire à la désinformation mais qu’importe. Il est essentiel de laisser des empreintes numériques sur un sujet délicat. D’autant que celui-ci peut ressurgir inopinément. Ne pas documenter publiquement revient là aussi à laisser la place aux falsificateurs d’informations.

TL : En matière de communication de crise, on a le sentiment que malgré le progrès des connaissances, les entreprises sont toujours désemparées lorsqu’une crise surgit. Comment expliquer ce décalage ?

OC : C’est effectivement un constat que je partage et qui me rend souvent perplexe. La gestion de crise s’est en effet grandement professionnalisée. Nous disposons d’outils de veille nettement plus puissants qu’auparavant et pourtant les mêmes erreurs d’appréciation et les mêmes postures de déni persistent çà et là. La communication de crise n’est certes pas une science exacte (même s’il y a des rouages systémiques récurrents) mais c’est une expertise qui est dorénavant largement documentée depuis plus de 40 ans. Même les cybercrises plus récentes disposent d’un solide corpus de cas d’études et de bonnes pratiques.

Je crois en fait que c’est probablement le bug humain qui est souvent à l’œuvre et qui induit alors des faux pas préjudiciables à l’organisation. Face à une crise, il y a notamment la sidération qui inhibe les décideurs. Surtout s’ils ne se sont jamais préparés et entrainés via des exercices de simulation qui sont pourtant d’excellents outils pour s’améliorer et gagner en résilience et en bons réflexes. La tentation alors est d’esquiver, voire d’élucubrer pour tenter d’éteindre l’incendie ou pire, mentir, ne rien dire ou trouver un bouc émissaire. Actuellement, Nestlé est étonnamment dans cette posture avec les affaires Buitoni et celles des eaux minérales filtrées illégalement. Résultat : la pression médiatique est intense et le cours de Bourse a même significativement reculé alors que le géant suisse est d’ordinaire une valeur sûre.

On retrouve pareille attitude lorsque des signaux faibles apparaissent et laissent supposer qu’une crise pourrait survenir. La propension à mettre sous le tapis plutôt que régler le dysfonctionnement, reste une attitude courante. Peut-être que certains misent cyniquement sur le « pas vu, pas pris » ? C’est excessivement dangereux (et irresponsable). Tout finit par se savoir de nos jours. Il suffit d’une fuite informationnelle, un ancien salarié mécontent, un lanceur d’alerte ou autre et la crise éclate.

Une autre faille qui peut expliquer ce que vous décrivez, est enfin l’empressement à revenir à une situation normale et à vite oublier. Or, lorsqu’une crise est enfin retombée, les organisations ne font pas toutes des « retex » (retour d’expérience) où l’on passe au crible l’intégralité des faits survenus durant la crise pour définir des pistes de progrès. C’est dommage. Ce genre d’exercice permet d’optimiser et de ne pas reproduire des erreurs. Mais là encore, on rencontre parfois une omerta interne qui a juste envie de passer à autre chose sans en tirer les conséquences.