Questions à Michel Badré

Michel Badré a piloté les débats publics sur le plan de gestion des déchets radioactifs et sur la nouvelle génération des réacteurs nucléaires. Il fut l’un des trois membres de la mission de médiation du projet d’aéroport Notre-Dame-des-Landes. Autant de sujets à controverses. A l’occasion de la parution de son ouvrage La démocratie environnementale face à la réalité, il a accepté de répondre à nos questions.

  • Sur le projet Notre-Dame-des-Landes, un élément majeur de la réussite de la mission de médiation repose sur votre méthode : Ecarter les hypothèses les moins réalistes; Ecouter les arguments du plus grand nombre des parties prenantes; Se concentrer sur les points les plus clivants; et objectiver ces points par des études indiscutables. Et pourtant au final, il semble que l’argument essentiel de la décision des pouvoirs publics ait reposé sur des questions d’ordre public. Est-ce aussi votre avis ?

Les déclarations d’Edouard Philippe, à l’époque Premier Ministre, éclairent bien en deux temps l’argumentation de la décision finale : à la réception du rapport de médiation en décembre 2017 il déclare que ce rapport constate pour répondre aux besoins identifiés l’existence de deux options (aménagement de l’aéroport actuel, et projet de Notre-Dame-des-Landes débattu jusque-là), entre lesquelles il faut choisir, alors qu’ondisait qu’il n’y en avait qu’une (le projet NDDL). Et en janvier 2018 il indique que le choix du gouvernement est d’aménager l’aéroport actuel, parce que l’autre option « n’est pas réalisable ». C’est en effet certainement la question de l’ordre public qui est la plus déterminante pour écarter l’option Notre-Dame-des-Landes, mais il aurait été nettement plus difficile de faire passer cette décision (qui n’a finalement pas provoqué de forte opposition locale) si l’autre option n’avait pas existé, ou n’avait eu que des inconvénients par rapport au projet de Notre-Dame-des-Landes, ce qui n’était pas du tout le cas.

  • Sur le débat des nouveaux réacteurs nucléaires, vous dites que ce débat a été révélateur d’une tendance un peu structurelle en France où la concertation est utilisée non pas pour trouver la meilleure solution, mais en tant qu’alibi de communication pour crédibiliser le projet, sous prétexte que le public a pu s’exprimer. Cette situation peut-elle évoluer ?

Je dirais plutôt qu’elle doit évoluer : il est difficilement acceptable du point de vue démocratique, sur un enjeu aussi important, de mener une concertation sur une décision dont il apparaît vite clairement qu’elle est déjà prise, sans option alternative réellement envisagée. Ce n’était même pas un alibi de communication, mais plutôt le respect d’une procédure réglementaire obligatoire, pour réduire le risque de contentieux : c’est ce qu’il ne faudrait jamais faire, pour maintenir la confiance du public dans le principe même de sa participation à l’élaboration des décisions.

  • Sur le plan de gestion des déchets radioactifs, vous regrettez que le débat n’ait intéressé que les professionnels et les experts. Comment faire pour intéresser un plus large public à des sujets aussi importants ?

C’est surtout une question de temps, et de moyens. Le but n’est pas de forcer à participer des gens qui n’en ont pas envie, mais de comprendre les questions et les attentes de personnes qui ne sont pas familières avec le domaine technique du débat. L’expérience prouve que des groupes de personnes tirées au sort selon des critères de représentativité (genre, catégories d’âge, régions, catégories socioprofessionnelles, …), et avec qui on travaille pendant un temps suffisant (plusieurs week-ends) accèdent très bien à la démarche : cela a été fait dans le débat sur les réacteurs nucléaires avec un groupe de cette nature sur la question des risques, et avec un groupe de personnes en situation sociale difficile sur le thème général du débat, et cela a bien fonctionné.

  • Sur l’ensemble de ces projets, il semble qu’en démarrage des travaux, plutôt que de viser un consensus, vous cherchez d’abord à « trouver un accord sur les désaccords ». Cette méthode peut-elle être utilisée pour tous les débats publics ?

J’en suis pour ma part très partisan. Le but n’est pas de compter les « pour » et les « contre » un projet, ni de trouver un consensus entre eux ; il est de mettre à plat, de façon rigoureuse, les arguments présentés par les uns et les autres, après avoir identifié avec eux les questions qui font réellement l’objet de désaccords argumentés. A titre d’avantage collatéral, la méthode permet aux participants défendant des points de vue opposés de mieux se connaître et se comprendre, et de constater que le but des organisateurs du débat n’est pas de les faire changer d’avis mais de les écouter en profondeur, à l’opposé de toute démarche d’instrumentalisation ou de manipulation.

  • Comment évaluez-vous le rôle des réseaux sociaux dans les procédures de débat public ?

Mon expérience personnelle, à partir du débat sur les réacteurs EPR, est très négative : un débat de fond nécessite du temps, de l’écoute, de l’argumentation approfondie, ce qui paraît antinomique avec le mode de fonctionnement habituel des réseaux sociaux. Ceux-ci exercent par ailleurs un rôle très destructeur par le maniement des attaques personnelles qui s’y développent : les controverses de fond, normales sur des sujets complexes, y deviennent rapidement des prétextes à insultes, voire à instrumentalisation par des professionnels de la manipulation. Pourtant les organisateurs d’un débat ne peuvent empêcher le développement d’un débat parallèle sur les réseaux sociaux : un travail méthodologique  important reste donc à faire pour savoir mieux gérer cette situation inévitable.

  • Vous avez été vice-président du Conseil Économique Social et Environnemental. Quel regard portez-vous sur cette institution dans sa capacité à faire bouger les lignes en matière de politique publique environnementale ?

Le rôle purement consultatif du CESE ne lui donne pas de capacité opérationnelle directe à modifier les politiques publiques. En revanche c’est un des rares lieux (peut-être le seul ?) où se rencontrent tous les « corps intermédiaires » pour dialoguer au fond sur tous les grands enjeux de société, dans un climat où chacun défend ses positions sans agressivité : syndicats, ONG, organisations professionnelles (y compris FNSEA et MEDEF…), etc. Alors que la structuration du droit du travail par des accords entre partenaires sociaux est très présente depuis la fin de la 2ème guerre mondiale dans la démocratie sociale, le CESE pourrait favoriser l’émergence de mécanismes semblables pour les décisions de politique environnementale : l’expérience positive, malheureusement sans lendemain, du « Grenelle de l’environnement » entre 2007 et 2009 a montré qu’il était possible de construire par la négociation des accords entre tous les partenaires sur des politiques environnementales : cette méthode devrait être reprise.