Questions à Monique Wahlen

Vous avez passé l’essentiel de votre carrière dans la communication et les problématiques de marque. Vous avez travaillé chez Grey, chez Draft FCB puis dans l’agence Le Cabinet que vous avez co-fondée avec Benoit Héry. De toute cette carrière dans les questions de marque, quels sont les points essentiels que vous retenez ?

    • Que les problématiques de marque sont vraiment structurantes dans nos sociétés contemporaines ultra-marchandisées, car le marketing n’y est pas qu’une simple technique de vente, mais bel et bien un mode de pensée, de représentation et de relation sociale. Pour emprunter la terminologie de Karl Polanyi * : je suis convaincue que le modèle du marketing et donc de la communication marchande se sont    désencastrés du champ de l’économie pour devenir dominants et autonomes.
      * « Au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique » (Polanyi, 1944, p. 88).
    • Que la notion de marque est ainsi au cœur de tous les débats sur la politique, la vie privée, la culture, le sport,  la science, l’économie bien sûr …et de ce fait, elle devient transversale, omniprésente, omnipotente ; que l’on en ait conscience ou non, qu’on le veuille ou qu’on y résiste.
    • Que la construction et le développement des marques relève d’une technique bien particulière, d’origine anglo-saxonne, qui se nomme branding et qui dépasse largement, en largeur et en profondeur, le périmètre de la simple communication marchande. Cette démarche de branding peut tout autant concerner une entreprise, une institution, un indépendant, une association, une ONG, un individu, une idée, une œuvre ; bref, tout ce qui a besoin d’être dit, transmis, partagé, vendu.
      Parce que c’est mon cœur de métier et aussi mon « laboratoire », je vais concentrer mes propos sur le cas de l’entreprise, mais il faut garder en tête que, ce qui se pratiquait initialement dans le champ économique, s’est maintenant diffusé à l’ensemble des activités sociales.

    Est-ce que tout peut être « marque « ?

    C’est même pire :-). Nous n’en sommes plus au stade où tout peut être marque, ce qui sous-entendrait qu’il y a encore des possibilités d’y échapper. Aujourd’hui, tout EST     marque et tout FAIT marque, qu’on le déplore ou qu’on l’accepte, c’est un fait.

    Vous dites que le branding ce n’est pas de la communication, pouvez-vous expliquer cela ?

    Beaucoup de professionnels et de dirigeants d’entreprises se posent la question de savoir si le branding et la communication recouvrent les mêmes pratiques, les mêmes modes de réflexion et de construction ?
    En résumé : stratégie de branding et stratégie de communication sont-ils des termes équivalents ?
    En guise de réponse, j’ai l’habitude de dire que le « branding » n’est pas QUE de la communication ; que le branding ne se limite pas à la communication commerciale.
    La nuance est importante, car d’expérience, quand on parle de marque aux entreprises, elles pensent souvent automatiquement à la publicité, sous toutes ses formes, autrement dit : à ce que j’appelle la marque-logo, qui vient émettre ou signer un message marchand.
    Avec le branding, la notion de marque peut s’entendre dans un sens beaucoup plus large et plus existentiel pour l’entreprise. Il s’agit de penser la marque en tant que siège du projet d’entreprise. La marque y est comme le cœur du réacteur, elle contient et concentre l’ensemble de l’énergie, l’ensemble des ingrédients qui vont déterminer et alimenter la totalité des activités de l’entreprises, bien au-delà de la seule communication marchande. Les RH, la R&D, la logistique, les finances, la production, l’architecture, le marketing, la RSE …sont ainsi drivés par la marque. Celle-ci devient une marque structurelle voire quasiment existentielle, vu qu’elle détermine les choix stratégiques de l’entreprise et de son dirigeant. C’est sur elle que va se faire la différence par rapport à ses concurrents et donc la préférence. Dans des marchés aujourd’hui saturés, être différent et donner des raisons d’être préféré est non seulement un atout, mais une condition sine qua non de survie.

    Dans votre ouvrage « De la marque au branding » vous remettez en cause la distinction entre communication produit et communication corporate, selon vous ce serait la même méthode pour travailler ces 2 sujets ?

      Oui, clairement, car au-dessus des deux, il y a la marque ! Une marque unique, mais qui qui va choisir des modalités d’apparition, d’expression différentes selon les situations    et les objectifs. Il ne faut jamais oublier que l’entreprise est une entité globale dont l’ensemble des activités doivent être cohérentes et combinées pour œuvrer au même projet. Qu’il s’agisse de l’institution en elle-même, de ses produits, de ses lieux ou des individus qui   y collaborent … tout est porté, tout doit absolument être porté par une    seule et même marque. Que cette marque globale fasse ensuite l’objet de sous-marques-  produits, pour distinguer des gammes par exemple, n’empêche rien. La Marque est une et unique ; ce sont ses facettes, ses activités, ses expressions qui, dans ce cadre unique,    peuvent être distinctes. On a trop joué sur l’indépendance du corporate et du produit    dans une espèce de schizophrénie, entre la « noblesse » du corporate et les « basses exigences du commerce », qui arrangeait tout le monde, parce qu’elle donnait bonne conscience. L’approche globale et holistique du branding force à la cohérence. Tous les signaux quels qu’ils soient, émis par l’entreprise, doivent servir une même intention, que l’on appelle projet d’entreprise ou stratégie de marque.

      Vous avez travaillé avec de grandes marques et pourtant vous êtes particulièrement discrète. Vous êtes absente des réseaux sociaux et votre agence de communication n’existe même pas sur Internet. Comment peut-on faire de la communication sans être sur la sphère numérique ?

      Cela s’appelle de « l’under-marketing », qui contrairement à ce que laisse supposer sa    dénomination, relève d’une stratégie qui doit être encore plus marketée dans l’idée de    ne pas paraître relever d’une communication marchande trop visiblement intéressée. Le   must, c’est d’avoir l’air de n’avoir rien à vendre, mais au contraire de donner des conseils, des tuyaux spontanément, gratuitement, pour faire plaisir, comme le ferait un ami. C’est fort non ???? L’over-marketing (à savoir le sur-marketing, trop visible, trop excessif et caricatural) étant maintenant plutôt bien repéré, décodé et fui par les « consommateurs », la tendance  inverse s’est développée pour en prendre le contre-pied. Marx soulignait ce phénomène à propos du capitalisme qui intègre ses propres contradictions et les retourne à son profit. La leçon a bien été retenue 😉

      Question incontournable : l’IA va-t-elle révolutionner le branding ?

      Joker ! J’en ai par-dessus la tête de l’IA présentée comme la panacée et l’avenir de l’humanité. Pour moi, et cela n’engage que moi, tant qu’elle continue à n’être qu’algorithmes + big data + puissance de calcul, je pense que cela ne va rien bouleverser ; juste intensifier et accélérer ce qui se fait déjà. Chat GPT ? Les textes non déterminants seront écrits via ces modèles standardisés et le sur-mesure créatif (textes, raisonnements complexes) restera incomparablement humain. Sur les images en revanche, cela risque d’être un peu plus compliqué, car il va être extrêmement compliqué de distinguer une image qui ne correspond à aucune réalité. Et là, c’est un véritable problème d’éducation non seulement du consommateur mais du citoyen.
      J’en profite ici pour plaider de manière plus générale, en faveur de l’éducation aux logiques de marques et à la communication marchande dès le plus jeune âge.
      À défaut de pouvoir échapper à cette marchandisation généralisée des échanges sociaux, il faut que chacun puisse savoir quels sont les processus à l’œuvre, comment sont construites les marques, comment fonctionnent les stratégies d’influence, comment agit la publicité. Être éclairé et conscient est déjà un grand pas.
      Mon rêve serait d’intervenir dans les écoles auprès des jeunes pour leur expliquer mon travail et leur révéler les coulisses du grand théâtre de la consommation et de la communication.

      Par rapport à l’ensemble de vos actions, quelle est la réussite dont vous êtes la plus fière ?

      Je suis très fière d’avoir réussi à monter une entreprise qui m’a permis de faire ce           métier de la manière dont je voulais le faire : sans compromis, en étant libre de mes      choix, de mes pensées, en m’amusant, en aidant mes clients de manière honnête et      convaincue … tout en continuant à réfléchir et à avancer de manière critique sur des pratiques dont je connais précisément les ressorts et les aboutissants pour les pratiquer quotidiennement. Certains penseront qu’il s’agit d’un discours bien pratique destiné à rendre supportables des injonctions totalement paradoxales. Je leur réponds que je me suis effectivement posé cette question, mais qu’au final, j’ai décidé d’en faire une force et de rejoindre la position de Yannis Varoufakis sur les « insiders » : la     meilleure manière d’influer sur un système est d’y agir de l’intérieur, avec ses propres codes et ses propres règles.  Je ne veux renoncer à rien : ni à ma passion professionnelle pour les marques commerciales et les marchés de mes clients, ni à         mes convictions profondes sur le « marketing en tant qu’outil de contrôle social »,      thème que je développe depuis ma thèse de doctorat, il y a plus de 25 ans maintenant.

      Vous avez rédigé votre thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication. Pouvez-vous nous présenter votre expérience avec le monde de la recherche et plus globalement votre regard sur les relations entre chercheurs et praticiens sur les sujets de communication en France ?

      Juste quelques mots, car il n’y a pas grand’chose à dire hélas, tant ces deux mondes        continuent à s’ignorer mutuellement. Chacun reste dans son silo et parle de SA vision     de la communication, plus ou moins marchande, plus ou moins sociale. Or les principes idéologiques, sociologiques et politiques qui les sous-tendent sont les mêmes. De tels propos choquent encore beaucoup à l’université et vous fait passer pour un « intello » dans les agences de communication. C’était déjà le cas à l’époque de ma thèse (en 1999) et je ne trouve pas que cela ait vraiment évolué. C’est étonnant non ? Comment l’expliquer ? Force du tabou « commercial » à l’université, persistance du délit de « pensée complexe » dans les agences ou les entreprises ?

      Aux jeunes qui souhaitent se lancer dans une carrière en communication, vous leur diriez quoi ?

      • Faites-le pour de bonnes raisons, pas pour les poncifs habituels et les lieux communs sur la communication. Tout le monde ne peut / ne sait pas faire de la communication. C’est un vrai métier, avec une vraie technicité à acquérir.
      • Intéressez-vous à la micro-économie, suivez la vie des marchés, passionnez-vous pour l’étude des comportements et de la psychologie des « consommateurs ». Sciences économiques et sciences humaines sont indispensables. Votre terrain de jeu c’est la société !
      • Soyez curieux de tout, cultivez-vous, écoutez le monde.

      Pour bien communiquer, il faut regarder partout, lire tout, questionner sans cesse, pour comprendre : la société, les gens. Cela doit devenir un réflexe, voire une obsession.

      • Dans vos recommandations et vos raisonnements stratégiques, ayez des opinions, faites des choix, affirmez-les et défendez-les ; osez la non-neutralité. Les clients apprécieront et vous ferez la différence.
      • Enfin, croyez en ce que vous faites, faites le bien et honnêtement, le mieux possible à la fois pour l’entreprise, le client, la société et la nature … mais gardez toujours un œil critique et un certain recul sur votre pratique de la communication, pour rester lucide et vigilant quant au pouvoir croissant et aux excès potentiels d’un tel outil !