Spécialiste des marques, du branding, du storytelling, des mythes, de l’Europe, enseignant qui a marqué des générations d’étudiants par une pédagogie hors pair, Georges Lewi nous fait l’honneur de répondre à nos questions.
Entretien par Thierry Libaert.
- Comme spécialiste des marques, considérez-vous que tout est « marque » ? (Ou réservez-vous l’appellation au domaine commercial ?)
Il y a « marque » quand il y a choix. Et par conséquent possibilité de préférence. Bien-sûr dans le domaine commercial où la concurrence fait souvent rage entre les différents acteurs sur différents types de positionnements : niveaux de prix, ciblage, idées portées et soutenues par une marque, historique, type de relation aux collaborateurs, aux clients…Cette définition signifie qu’il peut y avoir également des « marques politiques », territoire où le choix est la règle : ce sont les marques des partis politiques (souvent des marques faibles) et des candidats. Lors d’élections, le citoyen a le choix et se comporte, quelquefois, comme un consommateur, allant au plus séduisant…Les idéologies, les grandes idées peuvent également être apparentées à la logique de marques auxquelles certains consacrent temps et argent pour les soutenir ou les combattre.
- Comme évolution sur la relation aux marques, vous aviez déjà évoqué la réduction du cycle de vie des marques. Voyez-vous autre chose qui caractérise notre relation actuelle aux marques ?
Les marques anciennes subissent, comme les idées anciennes, une « revue de détails » de la part des nouvelles générations. On ne veut pas nécessairement ressembler à son grand-père, son père, sa grand-mère, sa mère…Le plus facile pour le montrer est de « changer de marque » comme on change de tenue vestimentaire (les deux étant souvent liés). Le cycle de vie des marques, pas assez pris en compte à mon sens, montre que si papa était Citroën, pour s’émanciper (ce que l’on croit), on choisira une autre marque, peut-être même pas française…Les marques portent des idées, des idéologies quelquefois, des symboles en tous cas d’un mode de vie. Tous les 20 ans, toute marque est confrontée à ce passage générationnel. Les marques de chaussures et de textile, actuellement, en savent quelque chose. Les générations Z ne veulent plus de ces marques du passé qui mettent la clé sous la porte sauf si les managers de ces marques ont pris assez tôt conscience de ce phénomène. Ces managers avisés reviennent alors aux fondamentaux de la marque et cherchent à adapter ceux-ci aux nouvelles exigences. En fait, la logique de marque ne vieillit pas, la marque demeure « un repère mental sur un marché ». Mais les générations se méfient plus aujourd’hui qu’hier des temps d’avant et des marques qui accompagnaient les générations d’avant. Les réseaux sociaux ont accéléré le phénomène car les consommateurs ont pris la parole, s’influencent les uns, les autres. Ce sont eux, désormais, le porte-parolat de la marque. L’émetteur n’est plus du même côté !
- Avec la distanciation, le numérique, la perte de confiance, les marques apparaissent toujours plus controversées et pourtant elles restent des repères intangibles dans la vie de chacun, comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Faute de mieux, malheureusement, les marques sont devenues, trop souvent, nos « mythologies contemporaines ». Sapiens (nous) vit sur une cinquantaine d’idées depuis la nuit des temps. Pas plus ! Ce sont nos mythes, nos représentations, nos invariants. Quand Yves Rocher nous parle « nature » et L’Oréal « science », ce sont deux représentations antagonistes de la beauté qui s’offrent à nous. Laquelle choisir ? Notre histoire, nos mythes fondateurs nous dictent la marque la plus représentative de nous-mêmes. La marque est, à la fois intangible dans ses représentations éternelles de nos peurs, de nos angoisses, de nos joies et très tangible dans ses produits et services. Cela fait sa force : la marque est le mariage des contraires, le surréel et le réel, l’idéal et sa valorisation, le pensé et l’impensé. Comment pourrait-elle disparaitre ? Ce serait notre propre disparition.
- Vous avez écrit il y a dix ans que l’Europe était un bon mythe, mais une mauvaise marque, vous le pensez toujours ?
L’Europe est, à coup sûr, un bon mythe, une belle représentation, celle de la paix dans un continent où la guerre fut, des siècles durant, le quotidien des peuples. En toute logique, les Européens s’e trouvèrent heureux de ce dénouement pacifique fondé d sur de l’économie, du juridique, des traités, des accords, des contraintes… Longtemps, la narration (le récit trop rationnel) de l’Europe politique ne fonctionna pas. Il faut du temps, là encore ! Puis vint Covid, la guerre russe contre l’Ukraine et ces dures réalités des Européens rejoignirent alors les symboles européens sympathiques comme Erasmus, l’Euro, le passage des frontières sans passeport…Désormais, plus aucun peuple (ni aucun parti) ne veut quitter l’Europe même si la plupart veulent en modifier les institutions.
Le choix est fait, et, il est plutôt en faveur de l’Europe. La marque Europe a pris sa place parmi les représentations de l’identité de confort à défaut d’une identité de cœur. Comme on choisit, en France, EDF pour son électricité plutôt que les marques alternatives. C’est un choix par analyse raisonnable, par sécurité. Ce type de choix fait 50% du choix des marques, en particulier lorsque le vital est en jeu. Oui, désormais, Europe est une vraie marque, et, sans doute, une bonne marque même si les institutions semblent toujours aussi opaques, même si l’émetteur semble toujours confus, même si les citoyens n’élisent pas directement les dirigeants…même si…Europe est une marque de preuves, à défaut d’être une marque d’amour.
- Considérez-vous qu’il soit réellement possible de calculer avec précision la valeur financière d’une marque ?
Quand il y a choix et possibilité de préférence, il y a dans notre système de valeurs économiques (où l’on fait chaque année le classement des milliardaires plutôt que celui des multi-diplômés ou des multi-valeureux), une valorisation financière des marques et de leurs produits ou services. Si vous pensez que Danone est meilleur pour vous que la marque lambda de yaourts, vous acceptez d’en payer le prix. Les produits Danone, comme la voiture Mercédès se paie alors plus cher. 20% environ pour Danone ! C’est la « prime de marque » que le consommateur accepte de payer pour cette marque. Sur 25 milliards de chiffre d’affaires, cela représente 5 milliards de « price power », de survaleur payée pour acheter un produit Danone chaque année par les consommateurs. Le poids de la valeur de la marque Danone est objectivement difficile à contester. On nomme ce type de calcul de valorisation « par les revenus » car une marque forte rapporte plus de revenus qu’une marque faible. Et les marketers font tout pour que cela dure ! Mais ce n’est pas si facile d’y parvenir, de se maintenir et le temps (encore lui !) est souvent le meilleur atout d’une marque qui devient alors patrimoniale.