La thèse en Sciences du Langage d’Erica Lippert, intitulée « La mise en récit des ethos écologiques sur Instagram : une cartographie entre la France et le Québec », a été présentée le 29 août 2023 à l’Université Libre de Bruxelles. La linguiste et analyste du discours Laurence Rosier en a assuré la direction, le jury étant composé de Laura Calabrese et d’Emmanuelle Danblon pour les internes à l’Université, accompagnées d’Andrea Catellani (Université Catholique de Louvain), Thierry Libaert (Université Catholique de Louvain) et Albin Wagener (Université de Rennes II) pour le jury externe.
Cette recherche s’inscrit dans l’Analyse du discours et vise l‘examen des discours environnementaux francophones sur le réseau social numérique Instagram, fréquenté par un public « jeune » (les 15-34 ans). La démarche adoptée contribue à analyser des publications écologiques de profils influents en France et au Québec, et ce, dans toute leur matérialité iconique et discursive. L’étude de l’ethos écologique sur Instagram, entendu comme mise en scène de soi idéologique via un discours numérique, appelle l’exploration d’autres modalités discursives, telles celles des imaginaires de la nature, des idéologies écologiques, celles des émotions ou encore celles des usages de formats (images, vidéos, photos, etc.) ou des dispositifs technologiques (émojis, mots-dièses, etc.) différents.
Alors que le greenwashing, une notion née au sein des Sciences de l’information et de la communication et du marketing, pointe l’usage fallacieux d’arguments écologiques adossé à des pratiques qui ne le sont pas chez des entreprises, c’est l’étude de l’ethos écologique, plus en adéquation avec l’Analyse du discours, qui a été choisie dans ce travail. Cette notion permet d’observer l’emploi d’arguments écologiques en amenuisant la dimension intentionnelle du discours. À l’heure où la communication de politicien·nes, des journaux, des activistes ne peut plus se passer des réseaux sociaux numériques, et que la publicité se sert des influenceur·euses pour diversifier et humaniser ses stratégies d’authenticité, on se demande donc s’ils et elles intègrent l’écologie à leur communication, et de quelle manière.
La problématique
Depuis les années 1970, les alertes et les catastrophes écologiques ont été de plus en plus médiatisées (rapport du GIEC, marches pour le climat, déversements pétroliers, accidents nucléaires, etc.). Plus un politicien·ne, média ou entreprise ne semble faire l’impasse sur la problématique écologique dans sa communication. Si l’impact anthropique est désormais avéré, les difficultés de trouver des consensus sur le plan économique et politique empêchent tout passage à l’acte coordonné et collectif. La crise écologique et le dérèglement climatique posent un problème d’ordre moral, qui interroge notre rapport aux autres êtres vivants et à l’environnement. Or, cette crise et les questions en découlant passent aussi par leur mise en récit et leur mise en discours, qui contribuent en retour à modeler des pratiques, des croyances et des idéologies à l’égard de l’environnement.
Théorie et méthodologie
Dans une optique rhétorique, l’ethos est une notion aristotélicienne qui sert à décrire la disposition, le caractère, l’image que renvoie une instance énonciatrice. L’ethos s’apparie au pathos (les émotions mobilisées dans l’énoncé) et au logos (les arguments, la logique, la forme de l’énoncé). La conception de l’ethos discursif s’est enrichie, en Analyse du discours, de théories sociologiques montrant que les individus lors de leur prise de parole sont contraints par des rites, des contextes, d’autres discours, des dispositifs sociaux. De fait, l’Analyse du discours ne conçoit pas l’ethos comme une stratégie pleinement maitrisée par les instances énonciatrices. Par son ethos, l’instance énonciatrice exprime aussi les idéologies, stéréotypes et croyances qui circulent au sein de sa sphère sociale, de sa société.
Afin de présenter toute la complexité et la variété des discours environnementaux, le politologue John S. Dryzek en a créé une typologie, sur laquelle la thèse prend appui. L’intérêt de cette typologie est qu’elle propose une grille d’analyse englobant un ensemble complet de modalités discursives (protagonistes, dispositifs argumentatifs, rapport à la nature, interconnexions, etc.) et qu’elle met en avant les attributs idéologiques des discours relatifs à l’environnement, des plus climatosceptiques aux plus activistes.
Le corpus est constitué de publications écologiques issues de 13 profils Instagram français et québécois, sur une durée d’un an (mars 2019 à mars 2020). Il s’agit de 4 politicien·nes (Emmanuel Macron, François Legault, Anne Hidalgo et Valérie Plante), deux journaux à grand tirage (Le Monde et Le Devoir), 2 médias d’opinion (Valeurs Actuelles et Espaces Autochtones) 2 profils activistes (Greenpeace France et Greenpeace Québec) et 3 influenceuses (Léa Camilleri, Enjoy Phoenix, Jeanne Rondeau-Ducharme).
Quatres axes ont été choisis pour l’analyse des ethos écologiques : le premier rend compte de la mise en avant opérée au sein du profil (axe narcissique) ; le second s’attache à l’examen de la polysémiocité des publications (nombres de formats employés, mots-dièse, émojis, vidéos, etc. axe polysémiotique) ; le troisième étudie le degré de positivité ou de négativité des émotions (axe émotionnel); le quatrième se sert de la typologie de Dryzek pour étudier le degré d’adhésion à l’industrialisme ou aux idéologies « vertes » (axe idéologique). De plus, la thèse explore les contextes sociopolitiques et historiques au regard de l’écologie ainsi que les représentations sociales de l’environnement au sein des deux nations étudiées.
Résultats
Premier constat : l’écologie ne constitue pas un sujet abondamment abordé sur Instagram, étant donné la difficulté de trouver des profils célèbres évoquant cette problématique.
Deuxième constat : le degré de narcissisme (étudié principalement par les pronoms personnels et l’iconographie de soi quantitative et dénotative) est fort chez la majorité des instances étudiées. Si les objectifs communicationnels des profils varient, on suppose que tous cependant cherchent à convaincre les destinataires du bien-fondé de leurs dires, ainsi que de l’authenticité de leurs démarches. Dans cette perspective, on peut se demander si le degré de mise en avant de soi occulte ou avantage la cause écologique.
Troisième constat : seuls les profils les plus radicaux (les écologistes de Greenpeace et les climatosceptiques de Valeurs Actuelles) emploient toutes les possibilités technologiques de la plateforme (vidéos incrustées de textes, mots-dièse, émojis, mèmes internet, etc.). Ce phénomène démontre leur grande maitrise des tendances communicationnelles d’Instagram, qui rappelons-le est fréquenté par les décideurs et décideuses de demain.
Quatrième constat, sans équivoque : la dimension eschatologique et les émotions négatives (indignation, écoanxiété, peur, mépris) dépassent largement l’expression d’émotions positives (joie d’agir collectivement, optimisme, émerveillement). L’expression émotionnelle de la relation à l’environnement est paradoxale, entre envie de protéger, explorer, se ressourcer et conscience de détruire, constat d’échec et peur de l’avenir.
Cinquième constat : l’abondance du discours touristique sur Instagram. Il ressort de cela que la représentation de la nature (à dominante visuelle) qui circule le plus largement dans ces profils est celle d’une nature exploitée par le tourisme et correspondant à un imaginaire (la carte postale, la station balnéaire). Il existe une séparation conceptuelle entre les êtres humains et le monde naturel. Les êtres considérés comme « sauvages » (Autochtones et animaux) sont représentés soit de façon méliorative (appel à l’émerveillement, à la fascination pour l’altérité, voire à l’exotisation) soit à des fins de dramatisation (derniers instants de spécimens d’espèces sauvages, des dernières tribus, souffrance et des conditions de vie sordides de personnes et d’animaux, considérés comme purs et innocents). Cette iconisation associe l’agonie animale et « primitive » avec le présage de déchéance des êtres humains, ravivant la peur, et pointant la capacité de destruction occidentale et industrielle.
Les profils étudiés maitrisent la technique du storyliving, un storytelling au sein duquel les héros et héroïnes sont désormais les instances elles-mêmes, toutes prouvant qu’elles détiennent (en partie) une solution au problème de la crise écologique. Cette solution peut être d’ordre économique (consommer différemment), énergétique (modifier les modes de transports ou de production énergétique) ou sociale, cognitive et philosophique (changer radicalement le système, pour les écologistes). Dans cette optique, la majorité visent la nocivité de l’industrie, qu’elle soit fossile, nucléaire, automobile, touristique ou plastique. Les grandes entreprises et/ou multinationales sont accusées directement ou indirectement de contribuer à la destruction de l’environnement ou du monde vivant dans son ensemble. Cependant, la moitié des profils pointe aussi un ancrage d’habitus délétères et un système capitaliste productiviste destructeur.