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Le symbolique est décapité, faible, exsangue, et Trump joue la carte de la force et de la farce
Daniel Bougnoux est un des grands noms des Sciences de l’information et de la communication. Philosophe, professeur de littérature, puis de communication, il observe les soubresauts des temps présents. Passage en revue des thèmes qui lui sont chers : de la médiologie à la crise de la représentation, de l’efficacité symbolique à Aragon, de la place de l’archaïque à la victoire de Trump… Regard et réflexions d’un “randonneur pensif”.
Entretien par Erwan Lecoeur, sociologue, enseignant chercheur en Communication (UGA).
Photo : Gallimard
Vous êtes connu à la fois pour vos livres de référence sur les sciences de l’information et de la communication et pour être un des principaux médiologues, aux côtés de Régis Debray. Où en est la pensée médiologique aujourd’hui ?
La greffe n’a pas pris, hélas. J’étais un des militants de cette importation, de ce croisement entre Régis Debray et l’université. Je pourrais dire anecdotiquement que Régis n’a pas joué le jeu de l’université. Et ça a été un motif de son rejet presque unanime de la part de mes collègues. J’avais lu en 1979 « Le pouvoir intellectuel en France », c’est le premier livre de Régis où intervient le mot « médiologie ». Et ce livre m’avait – le mot n’est pas trop fort – transporté. J’étais vraiment tombé sous le charme. Je connaissais bien Régis par une amitié personnelle qui avait démarré en Bolivie en 1966 – et qui appartient à un plus ancien passé, que je n’ai pas à évoquer ici. Et le projet de médiologie m’a assez vite intéressé.
Je n’étais pas du tout encore en infocom, mais je sentais qu’il soulevait là un problème capital, qui était le statut de l’intellectuel – entre le dire et le faire. Qu’est-ce qu’un intellectuel ? Ce n’est pas seulement un travailleur du concept ou de la pensée, c’est un homme d’influence. Et Régis se posait la question : qu’est-ce qui fait qu’on a de l’influence, c’est-à-dire qu’on transforme une idée, une idéologie en action. C’est toute la question du performatif, à laquelle je me suis beaucoup intéressé dans mes propres livres. Régis enrichissait la théorie du performatif, le courant pragmatique, mais lui s’intéressait à la médiation, c’est-à-dire l’intellectuel comme un homme d’influence… C’est aussi le cas des “ismes” : pourquoi le christianisme ? le marxisme ? le guévarisme ? Pourquoi, c’est-à-dire comment ? Avec quels outils, avec quelle médiation, avec quels stratagèmes, ou stratégies ? Ça me paraissait un problème effectivement radical et mal traité.
Vous êtes l’auteur de nombreux livres et concepts, dont celui de « Crise de la représentation » en 2006. Que diriez-vous à des chercheurs qui travaillent aujourd’hui sur la question des controverses, la communication sensible, les rumeurs, les fake news, les fausses informations ?
C’est mon livre-princeps. J’y ai mis beaucoup de choses personnelles, mais qui peuvent toucher encore aujourd’hui pas mal de chercheurs ou d’étudiants, parce que je me suis attaché à bien décortiquer ce concept de représentation, qui fait système avec des notions qui gravitent autour, notamment les notions de présence et de re-présentation. Représenter, c’est justement accéder au virtuel ou accéder au symbolique. C’est dédoubler le monde représenté, ou dédoubler le phénomène ; c’est-à-dire accéder à un artefact, ou à un construit symbolique. Et aujourd’hui, dans l’ordre de l’argumentation, dans l’ordre du langage, dans l’ordre du théâtre éventuellement, du cinéma, en littérature, du roman, du poème, etc., il y a des formes de court-circuit par rapport à ce circuit long et exigeant de la représentation. La représentation passe par l’élaboration des symboles. Et le symbolique, l’ordre symbolique, c’est un ordre arbitraire, par définition. Un ordre qui s’apprend, qui se construit lentement, qui se répand lentement, qui suppose une adhésion savante, une adhésion raisonnée, un peu élitaire. Face à cette demande d’adhésion d’un ordre symbolique, il y a des courts-circuits qui brisent cette exigence d’ascension symbolique.
Je suis très frappé, dans une discussion savante par exemple, si on commence à faire rigoler les gens, le rire va être un court-circuit très efficace d’accès au symbolique. Le rire va écraser la représentation en termes de présence rieuse, rigolarde, de franche camaraderie, de fraternité facile sur le plan de l’humour. L’émotion également, bien sûr, symétriquement. Je suis parti du théâtre pour dire que les formes de crudité au théâtre court-circuitent efficacement le régime de la scène en montrant parfois la chose même, la nudité, le trash, le cri ; ce qu’Artaud appelait la cruauté, au fond c’était ça aussi, c’était casser tout ce qui est symbolique sur la scène pour un théâtre de la chair crue, de l’émotion vibrante, une communion instantanée, forte. J’observe en littérature qu’il y a des grands écrivains qui ont cherché ce contact quasi-épileptique avec le système nerveux du lecteur. Céline, par excellence, par sa fameuse petite musique. Il disait lui-même : « je joue de la harpe sur les nerfs du lecteur ». C’est-à-dire qu’il touchait la nervosité même, sans passer par le détour de la construction symbolique.
De votre point de vue, qu’est-ce que les sciences de l’information et de la communication devraient observer plus, ou mieux, dans leur approche des phénomènes médiatiques contemporains ? C’est quoi l’urgence ?
Paradoxalement, je dirais que nos étudiants, nos chercheurs, sont souvent fascinés par le neuf, par l’émergent, donc les nouvelles technologies, les NTIC, évidemment. Mais souvent, ces NTIC sont mises au service de choses très archaïques. Et donc, je dirais, il y a parmi nous, chercheurs, étudiants, académies, etc., un déficit d’attention à l’archaïque. Je dirais, par exemple, la religion. Il n’y a pas tellement d’études. Il y en a, bien sûr, mais ça n’est pas une priorité. Mais aussi l’art, l’élaboration artistique. Ça me paraît, pour moi, une politesse de l’esprit de mettre en forme artistique un message. Par exemple, écrire bien. Quand je dis archaïque, c’est aussi chercher du côté de l’oralité, de la pulsion. Mettre en évidence des formes très primaires. Je tiens beaucoup à la distinction en psychanalyse primaire-secondaire. Car nous sommes constamment polarisés par le primaire.
On étudie les écrans, les nouvelles technologies, le cinéma, en pensant toujours depuis ce qu’on a construit en termes d’équipements, ou repères symboliques. Mais il faut arriver à descendre dans l’infra, dans l’enfer des sentiments, des pulsions, des rêves, des amours, des haines, des colères, et que sais-je…, tout ce magma d’où nous émergeons chaque jour et où nous replongeons chaque jour, et pas seulement dans le rêve, le temps du sommeil. Donc, ça fait quelques programmes de recherche, à mes yeux, prometteurs. En tout cas, j’aimerais bien lire de bonnes choses là-dessus.
Si vous deviez retenir une théorie, un concept, qui vous a particulièrement marqué, guidé tout au long de votre carrière d’enseignant, d’écrivain et de chercheur en sciences de l’information et de la communication ?
Je pense que ce serait l’efficacité symbolique. Mais pour cela, il faut examiner pas mal de choses. C’est-à-dire, qu’est-ce qu’un surplomb symbolique ? Qu’est-ce que surplombe le symbolique ? Et comment ce surplomb est-il actif en nous et hors de nous ? Par exemple, en parlant de la psychanalyse, que va-t-on faire sur le divan ? On va tenter d’articuler, c’est-à-dire de mettre en langage, en énonciation symbolique, un récit. Ça peut être un récit de rêve, de trauma, de relation familiale. Et par ce récit, d’une certaine manière, conjurer le trauma, ou la mélancolie, ou la déprime. Donc, le surplomb symbolique, on paye pour ça en psychanalyse, consiste à forger un cadre, un repère, un énoncé, tel qu’on puisse ensuite occuper ce site pour terrasser, c’est-à-dire laisser derrière, ou laisser à terre, plus bas que le symbolique, ce qui a pu nous affecter. Si je poursuis ce modèle grossièrement rappelé de la psychanalyse, je mentionnerais toute l’histoire de l’art. Au fond, que font les artistes ? Ils mettent en forme symbolique des traumas, des passions, des choses parfois horribles. Que fait la littérature ? Elle fonctionne très largement à la restauration symbolique de plaies traumatiques. Je me suis intéressé à cela. Qu’est-ce que surplombe le symbolique ? Il surplombe l’indiciel et l’iconique. Je me suis souvent appuyé sur une pyramide, que j’ai testé au tableau lors de mes cours : la pyramide sémiotique comporte une première couche, que je dirais primaire, et qui est celle des indices. L’indicialité est un phénomène que je mettrais au même niveau d’intérêt que la fonction symbolique ou le surplomb symbolique. L’indicialité, c’est quand le signe attache à la chose. L’indice qu’on a fumé dans cette pièce, c’est qu’on trouve un mégot dans le cendrier ou qu’il y a une odeur de fumée dans la pièce. Un parfum est indiciel. L’intonation dans notre voix est indicielle. Le grognement qu’on partage avec un animal, ou en famille… il y a plein d’indices qui capitonnent notre énonciation verbale, notre communication ordinaire.
L’icône va des deux côtés de la pyramide. Et puis, au sommet de la pile, il y a le triangle symbolique, avec sa pointe. On pense toujours depuis le sommet de la pile, on pense par le symbolique. Et il nous faut une pointe pour penser, une pointe pour écrire. Et cette pointe, c’est le stylo, par exemple, ou la plume, c’est-à-dire qu’on articule des caractères discrets, des caractères arbitraires, linéaires.
La symbolique, c’est une mise en abstraction, en linéarité et en tout ou rien, c’est-à-dire le digital, le bit blanc ou noir, ouvert, fermé, vrai ou faux, etc. Donc on est dans des registres de choix arbitraires, de choix digitaux, registre par excellence de notre pointe symbolique. Et nous sommes, face à cette pyramide sémiotique, constamment en situation de brassage de ces trois niveaux dans nos messages ordinaires. Mais je dirais qu’il est important de bien comprendre ce qui relève de chaque niveau. La fonction symbolique a pour fonction de surplomber l’indice et l’icône ; mais parfois, bien sûr, pour sa propre efficacité, elle se mêle ou se mélange à eux. Ce concept de fonction symbolique, cette pyramide sémiotique, m’a beaucoup aidé dans mes cours, dans mes études. Au départ, j’ai pris ça à Peirce, mais Peirce ne l’élabore pas exactement comme ça. C’était un penseur très original, un peu foutraque, qui va dans tous les sens ; on a parfois du mal à savoir ce que Peirce a vraiment voulu dire, ou a vraiment écrit. Mais il permet aussi l’ouverture et le bricolage.
Le blog sur lequel on pourra lire vos réactions, vos analyses régulièrement, actuel, s’appelle Le Randonneur. C’est une façon de dire qu’on pense mieux en marchant aussi.
L’intitulé actuel du blog, c’est « le randonneur pensif ». Je tenais à cette notion de randonnée qui vient, comme vous le savez, de l’anglais « random », qui veut dire « au hasard». Certains diraient serendipity, c’est-à-dire le hasard heuristique, le hasard par lequel on fait la bonne trouvaille. Dans ma vie, j’ai pas mal bifurqué d’une discipline à l’autre. Je suis parti de la philo, puis j’ai enseigné la littérature, puis l’infocom. Aujourd’hui, je serais tenté par l’exercice des romans. Mais voilà, j’ai un sentiment un peu vagabond de la recherche. Ça ne m’a pas toujours servi, mais je trouve dans le vagabondage un confort et une certaine jouissance, une certaine heuristique, c’est-à-dire un facteur de trouvaille. Donc l’idée de randonnée me permet, chaque semaine, d’aborder bien des sujets qui traversent l’air du temps, qui me traversent dans mes rencontres, dans mes ruminations, ou mes rêveries. Ce coq à l’âne ne me déplaît pas.
Comment l’élève de la rue D’Ulm, philosophe de formation, professeur de communication ensuite, est-il devenu aussi, un spécialiste de Aragon et dirigé l’édition dans la bibliothèque de la Pléiade des œuvres romanesques complètes ? Oui, cinq volumes, en Pléiade. Il y en a deux pour l’œuvre poétique, auxquelles j’ai contribué de mon côté, mais j’ai assuré la direction des cinq volumes ; ça m’a pris quinze ans de ma vie, et donc ce n’est pas une petite affaire, une foucade ou le caprice d’un moment. Aragon est entré en moi en 61, à l’audition du disque de Léo Ferré, qui chantait Aragon. Ma vie a bifurqué à l’audition de ce disque. C’était le temps de mon bachot, j’avais 17 ans. Plus tard, j’ai plongé dans certains poèmes d’Aragon qui m’ont toujours enchanté, notamment ceux du Roman inachevé de 1956, d’où Ferré a tiré huit de ses dix chansons. Pourquoi Aragon m’a-t-il à ce point occupé, alors qu’il n’intéresse aucun philosophe ? J’étais major d’agrèg et je n’affichais rien de ce côté-là. J’ai lu par hasard Blanche ou l’Oubli, en 70. Et ce hasard a déterminé mon orientation. J’y retrouvais tout mon Lacan, mon Derrida, mon Jacobson, enfin tout ce qui avait occupé mes années sémioticiennes, normaliennes, déconstructives.
Qu’est-ce qui me rend sensible à Aragon ? D’abord, une langue au-dessus de tout ce que j’ai pu lire en littérature. Pour moi, c’est le champion absolu. Si vous lisez un peu d’Aragon, notamment les textes surréalistes des années 20, vous êtes ébloui. Son maniement de la langue vous subjugue. Je me disais : écrire comme ça, c’est merveilleux, c’est un outil au-dessus de tous les outils. C’est magique. Donc, j’ai voulu m’accaparer une parcelle de cette magie. Evidemment, ça peut être stérilisant de trop admirer un artiste.
Aragon, en même temps, était fraternel. Je l’ai rencontré plusieurs fois. Notamment à Toulon, avant Paris. Il était marrant, surprenant, pas du tout intimidant. Mes relations avec lui m’ont stimulé, m’ont intéressé. Mais j’ai surtout fréquenté son œuvre qui m’a, dans tous ses aspects, y compris y compris les romans réalistes, bien sûr, beaucoup impressionné. Et je continue à admirer profondément ce corpus.
Qu’est-ce qu’on apprend à la fréquentation d’une grande œuvre ? Je dirais qu’aujourd’hui, les œuvres ne sont pas aimées. Et s’il fallait recommander quelque chose aux étudiants, je leur dirais d’aller vers des œuvres, vers ce qui fait qu’une pensée consiste, qu’elle cristallise, qu’elle s’organise symboliquement, qu’elle s’étaye elle-même et se construit comme ça, et nous permet de la co-construire ou de la déconstruire. Donc, affrontez-vous à des œuvres, essayez de comprendre ce qui fait qu’une œuvre est une œuvre. Pensez à l’œuf. C’est un germe, mais dans une forme parfaite, fermée, lisse. Eh bien, une œuvre, elle est fermée comme un œuf. Et puis, à l’intérieur, il y a beaucoup de germes, beaucoup de promesses de vie.
Aragon, pour moi, est d’un bariolé fou, puisqu’il a été à la fois poète, romancier, journaliste, critique, ce qui est inhabituel, voire introuvable au XXe siècle. Au XIXe, il y a le modèle de Hugo. Aragon est à l’évidence, pour moi, le Hugo du XXe, dont il partage la grandeur, le prestige, mais pas les bonheurs.
Quel est l’événement récent qui vous a le plus marqué ? L’élection de Trump, bien sûr. Sa surprenante victoire, comme on dit « l’étrange défaite », en 40. Parce qu’on l’attendait, on la craignait, mais pas à ce point-là. Ça reste quelque chose d’extraordinairement énigmatique. Comment la moitié du peuple américain peut se jeter dans les bras d’un pareil bouffon ? C’est dire la dégradation du débat public, des conditions même de la parole autorisée, de la parole publique, de la parole qui nous surplombe, la parole symbolique, la parole organisatrice de collectifs – comme un programme républicain, un programme démocrate. Pendant que Kamala Harris jouait le jeu du débat, Trump ne cessait de le décapiter, de le ridiculiser, de le piétiner. Et toutes ses saillies de pitre, tous ses mensonges, ne faisaient qu’augmenter son capital de sympathie. Parce que, fondamentalement, il a compris quelque chose, en effet. D’une part, qu’il fallait capter la colère, qu’il y avait un énorme gisement de colère et qu’il fallait l’exprimer à son tour et en être le porte-voix, la caisse de résonance. Mais il y a aussi, d’une formule un peu grossière que j’utilisais dans mon blog et que je reprends, « on va leur foutre au cul ». C’est-à-dire que, face aux élites, démocrates ou républicaines, à ceux qui raisonnent, à ceux qui parlent par logos, par chiffres, par données vérifiables… eh bien tout ça, on va le décapiter, on va en faire table rase, on va s’en moquer, et rien ne vaut une bonne pantalonnade, une grimace, un éclat de rire, une bouffonnerie. Et c’est par là que se cimentent plus fortement le corps social ou la communauté des croyants, ce qui, du côté religieux, court-circuite les présupposés d’un évangile, des dogmes, un appareil de rituel, de sacrement, un calendrier, etc. deux façons bien différentes de se relier, ou d’être en religion.
Je crois qu’on assiste à une adhésion effectivement religieuse autour de Trump. L’attentat raté, évidemment a été fatal pour ses adversaires ; à partir du moment où Dieu l’a élu, où Dieu a détourné la balle, il n’y a plus qu’à s’engouffrer dans cette confirmation du salut et voter pour lui. Le symbolique est décapité, il est faible, il est exsangue, et Trump joue la carte de la force et de la farce. Et la farce est irrésistible. Ça ne se refuse pas. Quand un bouffon fait irruption dans un débat, c’en est fini du débat. Si quelqu’un arrive à mettre les rieurs de son côté, il a gagné. L’adversaire devient inaudible. On le voit tous les jours, on vérifie cet effondrement, dans nos débats académiques, ou médiatiques.
Communiquer sur l’atténuation du changement climatique : une thèse par Yuliya Samofalova
Titre original :Communicating about climate change mitigation on social media: Multimodal analysis of Instagram posts by Belgian, French, and Norwegian opinion leading individuals and organizations
Titre en français : Communiquer sur l’atténuation du changement climatique sur les médias sociaux : Analyse multimodale des posts Instagram par des leaders d’opinion belges, français et norvégiens
La thèse en Information et communication de Yuliya Samofalova, intitulée « Communicating about climate change mitigation on social media: Multimodal analysis of Instagram posts by Belgian, French, and Norwegian opinion leading individuals and organizations » sera présentée le 8 juillet 2024 à l’Université Catholique de Louvain. Les promoteurs sont Professeur Andrea Catellani et Docteure Louise-Amélie Cougnon. Les membre du jury : Professeur Antonin Descampe (Université Catholique de Louvain), Professeur Øyvind Gjerstad (Université de Bergen, Norvège), et Professeure Céline Pascual Espuny (Université Aix-Marseille).
Compte tenu de l’importance des discours en ligne sur le changement climatique, cette recherche se concentre sur la communication diffusée par les leaders d’opinion, qu’ils soient individus ou organisations, qui publient activement des messages multimodaux sur l’atténuation des effets du changement climatique en ligne. De plus, ces leaders obtiennent un niveau élevé d’engagement de la part de leur audience. Les sujets de changement climatique qu’ils abordent concernent souvent les secteurs de l’alimentation, de l’énergie et des transports, secteurs qui, selon le GIEC, nécessitent des transitions rapides et profondes.
En se concentrant sur Instagram, l’une des plateformes de médias sociaux visuels les plus populaires en Europe, cette recherche examine les formes sémiotiques des discours sur les efforts pro-environnementaux dans les secteurs de l’alimentation, de l’énergie et des transports, tels que communiqués par les leaders d’opinion environnementaux en Belgique, en France et en Norvège, entre janvier 2021 et mars 2022. Le choix de ces pays résulte du projet international JPI Climate Solstice « 2O2CM. Réduire les freins à l’engagement climatique : une approche transversale par les sciences humaines et sociales » (change4climate.eu). L’étude évalue également comment ces messages sont perçus par les publics en termes d’obstacles à l’action pro-environnementale et de valeurs environnementales, contribuant ainsi à une compréhension plus approfondie de l’interaction entre le contenu médiatique et les attitudes du public.
La présente recherche relie les avancées de la psychologie environnementale à la recherche sur la communication par l’identification des groupes de valeurs et leurs relations avec les obstacles mentionnés dans les posts des leaders d’opinion concernant les secteurs de l’alimentation, de l’énergie et des transports. Des recherches antérieures en psychologie environnementale basées sur des données d’enquête ont montré que l’action climatique généralisée semble plus probable lorsque les valeurs biosphériques sont fortement approuvées dans l’ensemble de la société. De surcroît, une plus forte adhésion aux valeurs égoïstes et hédoniques peut décourager l’action climatique. Cette thèse teste cette hypothèse sur les données des médias sociaux et suggère que l’analyse des relations entre les actions, les acteurs et les valeurs permettra de mieux comprendre les obstacles à l’action climatique présentés dans les messages des médias sociaux. En conséquence, cette étude complète la recherche sur les obstacles à l’action pro-environnementale, qui est généralement basée sur des données d’enquête.
Questions de recherche
Cette recherche répond à deux questions de recherches principales : 1) Quelles sont les formes sémiotiques des discours individuels et organisationnels sur les efforts de lutte contre le changement climatique dans les secteurs de l’alimentation, des transports et de l’énergie communiqués dans les posts des leaders d’opinion belges, français et norvégiens sur Instagram entre 2021-2022 ? 2) Comment ces messages sont-ils perçus par les publics en termes d’obstacles à l’action pro-environnementale et de valeurs environnementales ?
Théorie et méthodologie
Adoptant une approche fondée sur les valeurs de la psychologie environnementale, cette thèse s’appuie sur un modèle de recherche mixte. Le corpus est constitué de 22882 posts par 120 comptes des leaders d’opinions (individus et organisations) belges, français, et norvégiens publiés sur Instagram entre janvier 2021 et mars 2022. Ces posts sont ensuite traités d’une façon semi-automatique. Une analyse de contenu automatisée établie sur une approche par dictionnaire est utilisée pour sélectionner un corpus spécifique de messages concernant les thèmes de l’alimentation, de l’énergie, et des transports. L’analyse multimodale du contenu de 2092 messages concernant les trois secteurs comprend quatre catégories de questions : 1) changement climatique et environnement, 2) actions et acteurs, 3) obstacles, 4) valeurs environnementales. Cette analyse donne un aperçu des discours environnementaux en Belgique, en France, et en Norvège.
Afin d’examiner en profondeur la manière dont les obstacles sont communiqués dans les différents modes de communication sur Instagram, la thèse ensuite présente quatre études de cas. L’analyse multimodale du discours et l’analyse linguistique assistée par ordinateur sont appliquées aux posts pour examiner comment les obstacles, les valeurs, et les rôles narratifs sont représentés dans les études de cas. L’analyse du contenu, l’analyse linguistique assistée par ordinateur, et l’analyse des sentiments sont combinées pour étudier les obstacles, les valeurs environnementales, et les rôles narratifs qui apparaissent dans les commentaires.
Résultats
En analysant la variation des discours qui façonnent les croyances et les actions des citoyens en faveur d’un comportement pro-environnemental, cette recherche offre un aperçu des opinions européennes sur les solutions et les obstacles à l’atténuation du changement climatique dans les trois secteurs étudiés.
La présente étude révèle que le secteur alimentaire est au cœur des publications des leaders d’opinion, sauf en Belgique où les organisations se concentrent davantage sur le secteur de l’énergie. Les publications sont majoritairement orientées vers des solutions, avec une attention particulière sur les régimes végétariens et la réduction de la consommation de viande, notamment en France et en Norvège. Les énergies fossiles sont régulièrement opposées aux énergies renouvelables, et l’énergie nucléaire est surtout présente dans les discours français et belges. En France, divers énonciateurs proposent des solutions dans le secteur des transports, incluant le covoiturage, l’autopartage et la collaboration avec Google Maps pour la création d’itinéraires éco-responsables.
L’étude montre que, dans tous les pays, les actions individuelles sont souvent présentées comme des solutions concrètes, tandis que les actions collectives sont discutées de manière plus ambiguë. Les leaders d’opinion mettent en avant la responsabilité individuelle dans l’atténuation du changement climatique, alors que les organisations soulignent l’importance de l’action collective. Le rôle de l’UE dans la régulation de la crise climatique est particulièrement mentionné en Belgique.
Les obstacles identifiés se divisent en deux catégories : les obstacles individuels (santé, sentiments, argent, stéréotypes) et les obstacles collectifs (actions des gouvernements et des entreprises), avec des obstacles transversaux incluant l’organisation de l’action, la communication et les connaissances. Sur le plan visuel, les couleurs rouge et noir sont souvent associées aux obstacles. Sur le plan verbal, les marqueurs des obstacles sont mais, certes … mais, juste, ou malheureusement.
Les valeurs biosphériques tels que « prendre soin de la nature et l’environnement » sont les plus fréquemment citées. Les valeurs égoïstes (par exemple, « je n’ai pas d’argent pour choisir des énergies renouvelables ») et hédoniques (« ce n’est pas confortables de prendre le train pour les longues trajets ») sont le plus souvent associées aux obstacles, comme dans les études de psychologie environnementale.
Implications
Les résultats ont des implications pour les futures stratégies de communication environnementale, soulignant la nécessité d’une communication numérique cohérente et le potentiel des médias sociaux pour motiver les actions pro-environnementales. Outre les implications pratiques, cette étude est une contribution méthodologique précieuse combinant différentes approches informatiques et manuelles des données des médias sociaux. Ainsi, les corpus collectés peuvent être utilisés à des fins pédagogiques pour l’enseignement de la communication environnementale.
La Société québécoise des professionnels en relations publiques (SQPRP), une association regroupant des spécialistes en communication et en relations publiques depuis 1984, a tenu son Gala annuel de remise des Prix d’excellence le 29 mai dernier au Cabaret du Casino de Montréal. Cet événement prestigieux a mis à l’honneur les projets de communication les plus inspirants au Québec ainsi que les professionnels qui les ont réalisés.
À cette occasion, la plus haute distinction de la SQPRP, le Prix Yves-St-Amand, a été décernée cette année à M. Bernard Motulsky. Ce prix prestigieux récompense l’excellence professionnelle en relations publiques et reconnaît les contributions significatives à la profession.
M. Motulsky, docteur en philosophie, est un praticien des communications renommé et un commentateur apprécié pour la justesse de ses analyses de l’actualité sous l’angle de la communication. Auteur de plusieurs ouvrages tels que L’art de parler aux journalistes et Tu comprendras un jour, il a apporté une richesse intellectuelle et pratique à la profession.
En tant qu’ancien président de la SQPRP (2014-2016), M. Motulsky a joué un rôle crucial dans le développement de l’association et dans la promotion des standards d’excellence en relations publiques. Actuellement professeur au département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), il continue d’influencer et de former la prochaine génération de professionnels en communication.
Nous félicitons chaleureusement notre vice-président, M. Bernard Motulsky, pour cette reconnaissance bien méritée et célébrons son accomplissement lors du Gala.
Nous nous sommes entretenus avec le professeur et vice-président de l’ACCS, Bernard Motulsky au sujet de son nouveau livre « L’art de parler aux journalistes », rédigé conjointement avec René Vézina. À travers cet entretien, Bernard nous a partagé ses réflexions sur les évolutions récentes du paysage médiatique, l’impact des médias sociaux, et les défis posés par les fausses nouvelles.
Entretien par Justine Lalande
Justine Lalande : Vous avez décidé de mettre à jour votre précédent ouvrage « Comment parler aux médias » et de publier « L’art de parler aux journalistes ». Quelles sont les principales évolutions que vous avez observées dans l’univers des médias depuis la publication de votre premier livre ?
Bernard Motulsky : Plus qu’une simple mise à jour, il s’agit d’une réécriture complète, après 16 ans. Ne serait-ce que parce que les journalistes et les émissions dont nous faisions mention dans la première édition n’existent plus. Mais plus encore, le paysage médiatique a subi un chambardement complet ces 10 dernières années, principalement à cause de la perte des revenus publicitaires. Le numérique, notamment Google et Meta, capte environ 80 % des revenus publicitaires qui allaient auparavant à l’audiovisuel, aux journaux et à la télévision. Cela a conduit à la disparition des médias régionaux, à la consolidation de certains médias, et à la réduction du personnel dans les salles de presse, ainsi qu’à l’élimination des journaux papier.
Ce changement a aussi un impact direct sur les relations publiques. Moins il y a de journalistes, plus il est difficile de trouver un journaliste qui souhaite parler de nos nouvelles. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de personnes travaillant en relations publiques : on parle d’environ 4 communicateurs pour 1 journaliste, alors qu’il y a 20 ans, c’était l’inverse. Cela exige aux communicateurs d’être plus performant, stratégique, et de produire des contenus plus pertinents.
Justine Lalande : Dans votre livre, vous abordez l’écosystème médiatique dans son ensemble, y compris l’impact croissant des médias sociaux. Pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont les médias sociaux ont influencé la relation entre les individus et les journalistes ?
Bernard Motulsky : Les médias sociaux ont transformé la diffusion des messages et des communiqués. Désormais, politiciens, artistes, cadres et vedettes utilisent ces plateformes pour leurs déclarations, remplaçant les outils traditionnels. Les journalistes doivent désormais suivre attentivement ces publications sur les médias sociaux. Les communicateurs peuvent ainsi diffuser plus rapidement leurs nouvelles, sans avoir besoin de l’intermédiaire que représente le journaliste.
Cela fait aussi que les journalistes sont aussi obligés de publier sur ces plateformes, car c’est là que circule l’information. Ils publient souvent en trois phases : une brève sur les réseaux, l’article complet sur les sites web de médias, puis ensuite, ils publient des réactions ou des interactions par rapport à leur article. Cela peut évidemment générer un stress psychologique, mais cette instantanéité qu’offre les plateformes permettent de mesurer immédiatement les réactions du public.
Malgré ces changements, le rôle des journalistes reste fondamental et n’a pas changé sur le fond. Ils demeurent la principale source d’information crédible et professionnelle.
Et je dis souvent que c’est normal d’être stressé avant de parler à un journaliste, mais on doit avoir en stress acceptable, pas un qui nous empêche de leur parler. Et surtout, méfiez-vous du jour où vous ne vivez plus de stress !
Justine Lalande : Dans un monde où les nouvelles circulent rapidement et où les fausses nouvelles sont malheureusement présentes, comment peut-on, en tant qu’organisation ou individu, présenter une perspective équilibrée et informée dans un environnement où les récits simplistes et sensationnalistes semblent souvent prévaloir ?
Bernard Motulsky : Je ne suis pas entièrement d’accord avec l’affirmation que les fausses nouvelles ont plus d’impact aujourd’hui. Les tabloïds et les publications sensationnalistes existent depuis que les médias existent. Les idées farfelues circulent mieux, certes, mais elles n’ont pas nécessairement plus d’impact. Ce n’est pas parce que quelqu’un qu’on connait vaguement, qui écrit une publication un peu fantaisiste qui sera lue par 30 ou 40 personnes, qu’elle aura de l’influence. La grande différence c’est que les idées farfelues qui circulaient avant émanaient de groupes organisés, avec des stratégies de communication alors qu’aujourd’hui, elles peuvent venir de tout le monde. Certes, les médias sociaux nous exposent davantage à ces contenus, mais cela ne signifie pas qu’ils ont plus d’influence. Et oui, il y a plus de clivage dans les idées, aux États-Unis et en France notamment, mais je ne suis pas certain que ce soit lié aux médias sociaux.
La seule façon de contre balancer une fausse information, est d’en donner une vraie. Et les communicateurs sont souvent au fait de où et comment les décisions se prennent. On peut faire un long bout de chemin en expliquant clairement les décisions et les processus, si les organisations acceptent d’en parler. C’est une de mes découvertes !
De plus, la curiosité du public est courte. Le véritable défi des communicateurs est de pouvoir communiquer la complexité de manière concise. Parmi les 10 commandements dont on parle dans le livre, mon préféré est « Sois bref ou tais-toi ».
Justine Lalande : Vous avez une expérience considérable dans le domaine des médias et des communications. Pouvez-vous partager avec nous une anecdote ou une leçon que vous avez apprise au cours de votre carrière, qui illustre l’importance d’une communication efficace avec les journalistes ?
Bernard Motulsky : Un événement qui m’a particulièrement marqué est la crise d’Oka, au Québec, sur le territoire autochtone de Kanesatake, en 1990. On avait un contexte en pleine tension, il y a eu un mort et l’armée canadienne a été appelée par le Premier ministre du Canada pour régler le conflit. Alors qu’on n’imagine pas que l’armée soit nécessairement maître dans l’art de la communications, elle a mené une opération de communication fascinante. Ils ont pris le temps d’expliquer leurs actions, comment ils n’allaient pas utiliser la force, avec des briefings réguliers aves les journalistes. Ils ont fait des schémas pour bien expliquer comment ils allaient s’y prendre. Cette communication a permis, notamment, que les barricades soient levées sans effusion de sang, évitant la catastrophe humanitaire qu’on prévoyait.
Parmi les nombreuses leçons que l’on peut tirer de ce conflit, ça a notamment démontré l’importance de la communication avec les journalistes. Des communications efficaces peuvent aider à résoudre des conflits en mettant sur la table les intentions et les points de consensus. Tous les conflits finissent un jour, ça peut prendre 30 jours, 30 ans, 100 ans. Mais une chose est certaine: la communication peut accélérer ce processus.
Sur le même sujet, écoutez la critique de la chroniqueuse Valérie Gaudreau à propos de cet essai : un petit guide fort intéressant pour quiconque pourrait être appelé un jour à être la source d’un journaliste… https://www.youtube.com/watch?v=REnbUL_q4hw
Jean-Pierre Beaudoin a été à l’origine de la création du syndicat des relations publiques en France. Auteur de nombreux ouvrages, il a longtemps enseigné au CELSA où il fut l’un des professeurs les plus appréciés des étudiants en communication. Son agence I&E fut une pépinière de futurs talents dans les relations publiques et la communication des organisations. Il répond ici à nos questions sur le paysage des relations publiques.
Entretien avec Thierry Libaert.
TL : Vous avez été parmi les premiers grands professionnels de la communication à être diplômé d’une formation universitaire en communication. Peut-on encore imaginer aujourd’hui être un responsable de communication en entreprise ou en agence sans disposer d’une formation en communication ?
Le parallélisme des évolutions entre nombre de professionnels du secteur, position de la fonction dans les organisations et niveau de formation au nombre croissant des métiers qui composent la profession donne une réponse de fait à la question. Toutes le pentes sont vers le haut. Plus les enjeux d’opinion, d’image et de réputation, autour de la valeur économique des marques notamment, deviennent cruciaux dans la société comme dans les marchés, plus le niveau professionnel doit être assuré. Cette assise de compétence résulte en particulier du passage par des formations spécifiques, qui elles-mêmes se sont multipliées, diversifiées et « musclées » pour accompagner les besoins.
TL : Vous avez commencé votre carrière en 1970, selon vous qu’est-ce qui a le plus changé dans la communication des organisations ?
Le changement le plus radical est sans doute le passage de la valeur du bruit à la valeur du silence. Aujourd’hui, le « bruit médiatique » est acheté comme une « commodité », alors que la capacité à « produire du silence » est devenue une spécialité à forte valeur ajoutée. Cela signale le fait que l’initiative est largement passée des dirigeants aux citoyens, des institutions aux opinions. La compétence en communication de crise, en communication dite « sensible », est plus demandée que jamais. D’où aussi la multiplication des formations sur ce thème. De niveaux et valeurs divers.
Toutes les composantes de la communication d’aujourd’hui existaient déjà il y a 50 ans. Et avant. Leurs modalités techniques ont profondément changé, bien entendu. Le centre de gravité des politiques de communication s’est aussi déplacé. On est passé, schématiquement, du besoin de notoriété au besoin d’image, puis de réputation, puis d’influence. La logique de fond est toujours la même, qui est d’orienter les opinions, les décisions, les choix de tiers.
Mais c’est surtout la société qui a changé et qui a conduit la communication à s’adapter : il faut être à la fois cohérent dans la durée et réactif à l’instant, plus proche des publics, qui se considèrent chacun comme unique, et plus global avec l’opinion, qui s’agrège sur des réseaux mondiaux. #metoo, ce sont des personnes. La rue Saint Guillaume, c’est une place publique pour les vents du large.
Tout cela a modifié l’équilibre entre écoute et parole dans les temps de la communication.
TL : Faites-vous une différence entre Communication et Relations Publiques?
Les relations publiques sont une des disciplines de la communication. La question m’avait d’ailleurs été posée aux tout débuts de l’utilisation du terme « communication » comme tentative de substitution à celui de « relations publiques » ou de « publicité », à une époque où ces deux termes étaient vécus comme péjoratifs. Ma réponse n’a pas changé. Les relations publiques, c’est la discipline qui vise à établir et maintenir des relations efficaces avec des publics utiles. Reste à définir « efficace » et « utile ». C’est le cœur de notre fonction.
TL : Vous avez dirigé le groupe I&E qui a été racheté par WPP qui l’a fusionné avec Burson-Marsteller, lui-même ensuite fusionné avec Cohn & Wolf puis dernièrement avec Hill & Knowlton. La concentration des agences de relations publiques est-elle inéluctable ?
C’est la plasticité des organisations dans leur configuration sur des marchés. Chacune trouve ses interfaces et il s’en crée constamment de nouvelles. La vie, en somme.
TL : Vous êtes un praticien qui a la particularité d’avoir été toujours proche des universitaires. Comment peut-on rapprocher ces deux univers ?
Il faut que le goût en existe des deux côtés. Les deux ne sont jamais aussi féconds que quand ils se rencontrent vraiment. C’était l’intuition du Professeur de philosophie Charles-Pierre Guillebeau, créateur du CELSA en 1957. Paradoxalement, il y a une certaine méfiance, parfois un certain dédain, de part et d’autre. De certains praticiens pour les « intellos » et de certains universitaires pour les « mercantiles ». Dans nos métiers, on voit bien cependant que les recherches en sciences humaines produisent des trésors. Au moins dans les trois langues que j’ai la chance de parler : le français, l’anglais et l’allemand. Les traductions de l’allemand sont parfois un peu lentes à venir, mais alors on salue à juste titre Hartmut Rosa ou Niklas Luhman comme on avait salué Jürgen Habermas ou, avant lui, Hans Jonas par exemple. Et le renouvellement des auteurs en français est significatif d’une grande vitalité de ce champ. Génération après génération. Regardez l’héritage entre autres de Michel Serre, aujourd’hui la vitalité de Gérald Bronner, Cynthia Fleury ou Etienne Klein, par exemple. Leur résonance dans la société et l’opinion ne peut pas nous laisser indifférents. Pas plus que celle, persistante, de leurs grands prédécesseurs.
TL : Notre Académie est à l’origine franco-belgo-québecoise. Voyez-vous des manières différentes selon les pays d’aborder les relations publiques?
La chance que j’ai eue de rencontrer des professionnels de nombreux pays et de travailler avec eux dès le début des années 1970 autour de grands clients communs m’a fait découvrir que nous pratiquons bien le même métier. Ce qui change, ce sont les contextes dans lesquels notre pratique s’exerce. Et le même constat vaut pour le champ universitaire : on peut enseigner nos professions dans tous ces contextes et être pertinent. Mais à condition d’interroger les réalités de la société que nos méthodes, nos principes et notre déontologie commune doivent prendre en compte. La culture est une réalité puissante.
Olivier Cimelière est un des meilleurs connaisseurs de la communication d’entreprise grace à sa double casquette de praticien et d’observateur. A l’occasion de la publication de son dernier livre « Entreprises, et si vous arrêtiez le coup de com », il a bien voulu répondre à nos questions.
Entretien avec Thierry Libaert.
TL : Les controverses semblent se radicaliser toujours davantage. Comment expliquez-vous cette montée de la radicalité? Les réseaux sociaux sont-ils seuls responsables?
OC : Les réseaux sociaux ont indéniablement eu un effet à la fois propagateur et accélérateur. Néanmoins, ils ne sont que le véhicule d’une défiance sociétale qui n’a jamais cessé de se creuser depuis deux décennies. Le Trust Barometer d’Edelman le confirme année après année depuis 24 ans. Les acteurs comme les décideurs politiques, les médias et à un moindre degré les entreprises, sont perçus comme non-dignes de confiance de la part des citoyens. A cela, s’ajoute une autre dimension qui confère aux controverses, un écho inédit : l’instantanéité de l’information. Le moindre sujet polémique devient généralement très vite inflammable.
Les radicalités en soi ont toujours plus ou moins existé au sein de la société. Simplement, on ne le perçoit plus pareillement car en s’emparant des réseaux sociaux pour amplifier leurs thèses, elles ne sont plus confinées à l’écart des médias. Elles parviennent à générer du bruit en mettant en scène leurs actions plus ou moins violentes. Pourtant, ces radicalités qui s’expriment sont fréquemment le fait de groupuscules qui donnent l’impression d’être actifs et influents parce qu’ils font précisément du bruit et qu’ils recourent au spectaculaire et à l’argumentaire binaire et parfois carrément menaçante pour laisser penser qu’ils sont nombreux. C’est rarement le cas.
TL : Que peuvent faire les entreprises pour se prémunir de cette radicalité?
OC : Les entreprises sont clairement des cibles de choix même si le risque peut varier d’un secteur d’activité à un autre. Mais elles peuvent se retrouver prises au piège de controverses qui dépassent leur simple dimension économique.
Aujourd’hui, personne n’est invulnérable face à un déferlement numérique et médiatique. Il convient donc de mettre en place un dispositif de veille sensible permanent pour être en mesure de repérer d’éventuels signaux faibles, annonciateurs ou ferments potentiels de crises qui pourraient affecter la réputation de l’entreprise. Il est préférable de se lancer dans un tel chantier en situation de temps calme et ne pas attendre d’être sous le feu pour tenter d’y comprendre quelque chose. Cela requiert aussi de réaliser des cartographies des parties prenantes en présence, de mieux identifier les réels relais d’influence et ceux qui s’agitent dans leur coin mais sans impact particulier. Idem pour les conversations numériques relatives aux activités de l’entreprise. Bien connaître cet écosystème constitue un premier matelas qui peut largement aider à dégonfler des controverses avant qu’elles ne dégénèrent plus largement.
TL : Quel est selon vous l’enjeu le plus important dans la communication des organisations? (Public ou privé) ?
OC : Il n’est pas évident d’établir une stricte hiérarchie des enjeux pour les organisations qu’elles soient privées ou publiques. Cela peut varier d’un univers à l’autre mais à mes yeux, deux enjeux concernent tout le monde sans exception.
Le premier est celui des fake news même si bien des entreprises ou des collectivités publiques persistent à penser que ce sujet n’est pas une menace pour elles. Le dernier rapport sur les risques mondiaux du Forum de Davos est pourtant sans ambages. Il place la désinformation parmi les plus grands risques pour l’humanité pour les deux prochaines années. Pas seulement au niveau électoral mais aussi en géopolitique et en concurrence économique. Des Etats comme la Chine et la Russie en ont d’ailleurs déjà fait une arme massivement utilisée pour déstabiliser un gouvernement, un secteur économique, des sociétés, etc. Et l’adjonction de l’IA générative a de surcroît nettement accru la capacité à semer le doute, le chaos et à ébranler les opinions publiques.
Je le redis encore. Seul un dispositif de veille informationnelle peut contribuer à juguler l’impact des fake news. Actuellement, des entreprises comme Starbucks et McDonald’s font les frais d’infoxs qui les accusent de soutenir Tsahal dans sa guerre contre les fanatiques du Hamas. L’impact business sur leurs entités au Proche et Moyen-Orient (mais aussi en Malaisie ou encore en Indonésie) est particulièrement prononcé bien que les deux enseignes aient démenti tout support envers l’un ou l’autre des belligérants.
Ensuite, le deuxième enjeu est l’acceptabilité d’une activité par la communauté qui l’entoure. Longtemps, les entreprises et les pouvoirs politiques ont d’abord surfé sur les arguments du développement économique et de l’emploi pour faire accepter l’ implantation (ou l’extension) d’une entreprise ou d’un nouvel aménagement d’une infrastructure. L’argument est de plus en plus caduc. Les questions environnementales pèsent de façon massive et croissante dans la balance pour qu’une population daigne considérer la présence d’une usine, d’un magasin, d’un axe routier ou d’un barrage hydroélectrique.
Les organisations vont devoir écouter plus activement mais également amender ou intégrer des doléances justifiées si elles veulent pouvoir maintenir ou développer leur activité et demeurer acceptable dans leur écosystème. Les passages en force à grand renfort de communication cosmétique ou onirique fonctionnent de moins en moins bien et coûtent en plus des sommes astronomiques qui pourraient être utilisées autrement et plus efficacement.
TL : La désinformation concerne aussi et de plus en plus les entreprises. Comment peuvent-elles réagir à l’heure où leur parole est de + en + mise en doute?
OC : Avant de réagir à une action de désinformation, il convient de bien mesurer la teneur de celle-ci, son origine, ses commanditaires et d’estimer si un impact majeur est probable ou pas. En effet, en situation sensible, il est impératif de ne pas surréagir au risque de rendre encore plus visible un sujet qui passait jusque-là sous les radars de l’agenda médiatique. D’où, je le répète encore, le recours à un dispositif de veille permanent.
Ensuite, face à la désinformation, je vois essentiellement deux axes à travailler. En temps calme, il s’agit de prendre le pouls des parties prenantes, de véritablement échanger constamment, voire de les associer à la co-construction de projets. En cas de crise aigüe, elles constitueront autant de tiers de confiance qui peuvent aider à objectiver et contrer les fausses affirmations. La voix de l’entreprise est évidemment majeure mais elle ne suffit plus. Comme vous le dites, elle est de plus en plus questionnée et suspectée. Si elle prend soin de communiquer à bon escient et ouvertement, sa parole en sera d’autant plus crédible et efficace.
Enfin, dans le cas de grave crise ouverte, l’entreprise se doit de réagir et faire entendre ses arguments par tous les canaux possibles auprès des publics concernés. Rester coite ou faire le dos rond, c’est prendre le risque extrême de se faire encore plus enfoncer et quelque part accréditer les infoxs. Être silencieux aujourd’hui, revient à être un potentiel coupable. Il restera évidemment toujours des zones grises, des gens qui continueront de souscrire à la désinformation mais qu’importe. Il est essentiel de laisser des empreintes numériques sur un sujet délicat. D’autant que celui-ci peut ressurgir inopinément. Ne pas documenter publiquement revient là aussi à laisser la place aux falsificateurs d’informations.
TL : En matière de communication de crise, on a le sentiment que malgré le progrès des connaissances, les entreprises sont toujours désemparées lorsqu’une crise surgit. Comment expliquer ce décalage ?
OC : C’est effectivement un constat que je partage et qui me rend souvent perplexe. La gestion de crise s’est en effet grandement professionnalisée. Nous disposons d’outils de veille nettement plus puissants qu’auparavant et pourtant les mêmes erreurs d’appréciation et les mêmes postures de déni persistent çà et là. La communication de crise n’est certes pas une science exacte (même s’il y a des rouages systémiques récurrents) mais c’est une expertise qui est dorénavant largement documentée depuis plus de 40 ans. Même les cybercrises plus récentes disposent d’un solide corpus de cas d’études et de bonnes pratiques.
Je crois en fait que c’est probablement le bug humain qui est souvent à l’œuvre et qui induit alors des faux pas préjudiciables à l’organisation. Face à une crise, il y a notamment la sidération qui inhibe les décideurs. Surtout s’ils ne se sont jamais préparés et entrainés via des exercices de simulation qui sont pourtant d’excellents outils pour s’améliorer et gagner en résilience et en bons réflexes. La tentation alors est d’esquiver, voire d’élucubrer pour tenter d’éteindre l’incendie ou pire, mentir, ne rien dire ou trouver un bouc émissaire. Actuellement, Nestlé est étonnamment dans cette posture avec les affaires Buitoni et celles des eaux minérales filtrées illégalement. Résultat : la pression médiatique est intense et le cours de Bourse a même significativement reculé alors que le géant suisse est d’ordinaire une valeur sûre.
On retrouve pareille attitude lorsque des signaux faibles apparaissent et laissent supposer qu’une crise pourrait survenir. La propension à mettre sous le tapis plutôt que régler le dysfonctionnement, reste une attitude courante. Peut-être que certains misent cyniquement sur le « pas vu, pas pris » ? C’est excessivement dangereux (et irresponsable). Tout finit par se savoir de nos jours. Il suffit d’une fuite informationnelle, un ancien salarié mécontent, un lanceur d’alerte ou autre et la crise éclate.
Une autre faille qui peut expliquer ce que vous décrivez, est enfin l’empressement à revenir à une situation normale et à vite oublier. Or, lorsqu’une crise est enfin retombée, les organisations ne font pas toutes des « retex » (retour d’expérience) où l’on passe au crible l’intégralité des faits survenus durant la crise pour définir des pistes de progrès. C’est dommage. Ce genre d’exercice permet d’optimiser et de ne pas reproduire des erreurs. Mais là encore, on rencontre parfois une omerta interne qui a juste envie de passer à autre chose sans en tirer les conséquences.
Lors des journées de la pensée écologique qui se sont déroulées du 21 au 24 mars à l’abbaye de Cluny, Lucile Schmid a introduit et animé la table ronde introductive. Celle-ci portait sur le thème des récits de l’écologie et réunissait Corinne Morel-Darleux, essayiste, Alice Canabate, sociologue et Thierry Libaert, Président de notre Académie.
Lucile Schmid, Vice-Présidente du Think Tank La Fabrique écologique et membre du Comité de rédaction de la revue Esprit et de notre comité d’orientation, a cherché à questionner cette expression désormais incontournable de « Nouveaux récits ». Elle a bien voulu nous transmettre son propos introductif.
D’emblée la formulation du sujet de cette table-ronde d’introduction à la deuxième édition des rencontres des pensées de l’écologie à Cluny invite à laisser de côté des réflexions qui seraient réductrices.
Il est d’abord question de récits au pluriel, et non d’un grand récit comme on l’entend souvent évoquer. Or il n’existe pas de grand récit de l’écologie comme on parlerait d’un grand soir. Ce sont bien mille et une histoires qui s’inventent, se tissent autour de la transformation des sociétés, de la relation à la nature, d’une nouvelle articulation entre les individus et le collectif, de la prise en compte des destins à l’échelle planétaire.
L’usage sans frein du terme de « récits » auquel on assiste aujourd’hui, me semble également un point sur lequel cette table-ronde doit s’interroger. Il est actuellement pêle-mêle question de récits écologiques dans les entreprises, au sein des acteurs publics où se multiplient des exercices de prospective sur la base de scénarios – sont-ce des récits ? – , dans les discours politiques, dans les mondes de la communication, les scénarios des séries télévisées. Ce foisonnement de récits serait censé jouer un rôle positif pour faire changer les comportements au sein de la société. Mais à côté de cette incantation à créer des récits écologiques, ce qui frappe c’est la force et même la violence de certaines positions anti-écologiques qui reposent elles sur des récits à dormir debout – les pesticides ne sont pas dangereux, la technologie nous sauvera, dormez tranquille les politiques s’occupent de tout, l’écologie est punitive, les classes populaires ne sont pas concernées, elles souffrent des injonctions écologiques, elles veulent d’abord un porte-monnaie bien garni. Cette résurgence des récits anti écologiques dans la période que nous vivons n’est pas un hasard. Elle traduit la lutte à l’oeuvre entre des intérêts économiques puissants, soutenus par certains partis politiques au premier rang desquels l’extrême droite, et des acteurs qui souhaitent changer les choses. Elle traduit aussi les difficultés à trouver un langage commun et des espaces de discussions communs.
C’est là qu’il faut insister sur une évidence : des récits écologiques portés sans actions fortes en faveur de l’écologie, dans les politiques publiques, dans les entreprises, chez ceux qui ont du pouvoir plus globalement, ne permettront pas de changer les sociétés à la mesure de défis dont l’ampleur est connue et documentée. Sans actions résolues, sans élévation du niveau d’ambition des politiques publiques, sans exemplarité, sans respect des objectifs et sans contraintes collectives assumées et sanctionnées si elles ne sont pas respectées, les mille et une histoires de l’écologie resteront de beaux récits de résistance parfois, des contes merveilleux souvent, ou dans certains cas de pieux mensonges lorsque le greenwashing s’y immiscera. A quels récits déjà installés convient-il de répondre, quels sont les principaux points de débat, de conflits entre récits, récits de la société de consommation versus récits de société écologique ? Les rapports du GIEC sont-ils devenus des récits de l’époque ? Et que dire de la multiplication des scénarios de prospective ? Où placer les récits du pire et les récits du mieux ?
Notre sujet fait enfin le lien entre l’écologique et le solidaire. Nous sommes en quête d’une société écologique et solidaire. Bien sûr nous l’avons compris, l’un des grands enjeux de cette quête autour des récits écologiques est d’arriver à un projet de société commun où la relation aux enjeux planétaires ait pris une place centrale sans renoncer aux mécanismes de solidarité et de démocratie qui sont les nôtres. Je dirai même que l’enjeu est que l’écologie restitue à la solidarité et à la démocratie une force et une légitimité qu’elles semblent parfois avoir perdu. Comment construire les récits d’institutions écologiques ? Les procès climatiques sont-ils une forme de récit des combats d’une partie de la société contre les dirigeants politiques pour élever le niveau d’ambition ? La vie dans les ZAD est-ce un récit écologique ?
Alors oui cette table ronde devrait être l’occasion de passer d’une rive à l’autre du fleuve, d’associer les imaginaires et les récits de l’action, de ne pas oublier l’histoire qui permet de nourrir la vision des futurs.