Eric Giuly est un des meilleurs observateurs de l’évolution de la communication. Ancien DG de France 2, PDG de l’Agence France Presse, il présida Publicis Consultants avant de fonder sa propre agence CLAI. Il connait également parfaitement les rouages de l’État pour avoir été Directeur des Collectivités locales au moment des grandes lois de décentralisation.
- Vous avez dirigé Publicis Consultants pour ensuite présider le cabinet que vous avez fondé, CLAI, diriez-vous que le métier a profondément changé ou que, si le contexte et les outils ont été modifiés, les fondamentaux restent les mêmes ?
L’émergence des réseaux sociaux a rencontré et accentué une évolution sociétale majeure : la remise en cause de l’autorité des « sachants » et la préférence accordée à l’opinion des pairs. Nous devons tirer les conséquences de ce phénomène universel et réduire les communications verticales des marques au profit de communications horizontales. Comment ? En nous appuyant sur les parties prenantes de l’entreprise, ses salariés, ses partenaires publics et privés, des leaders d’opinion ou influenceurs. C’est ce que nous appelons chez CLAI, la Corporate Advocay®.
Pour autant, l’objectif est toujours le même : convaincre. Plus que jamais, la communication corporate doit être globale, multi-canaux et s’inscrire dans la durée. Il faut pouvoir s’appuyer sur un socle de crédibilité créé au fil du temps par des actions de communication pérennes et réalistes, bien analyser les enjeux, choisir la bonne stratégie, réussir l’exécution. Rien n’a changé de ce point de vue.
- Vous avez également été directeur général de France 2 et PDG de l’Agence France Presse. En dehors du fact checking et de l’éducation aux médias, comment peut-on efficacement lutter contre la désinformation ?
Il y a tout d’abord, et ce n’est pas la difficulté la plus simple à régler, un problème d’adaptation de la réglementation. Les gestionnaires des plates-formes, de réseaux sociaux ou de blogs sont des éditeurs, ils devraient être responsables de ce qu’ils publient ou laissent mettre en ligne. Alors qu’on avait assisté à un début d’évolution en ce sens notamment avec le renforcement de la modération par un certain nombre de plates-formes et les réglementations définies, sous l’impulsion de Thierry Breton, par Bruxelles, Elon Musk puis la « révolution trumpienne » ont généré un retour en arrière consternant. Il ne faut pas renoncer pour autant et continuer à se battre notamment au niveau européen. Mais les entreprises et les institutions ont aussi un rôle à jouer en se créant un « socle de crédibilité » par une stratégie de communication 360°, à l’égard de l’ensemble de leurs parties prenantes, dans la durée. Le meilleur antidote à la désinformation, c’est la qualité et l’efficacité de la communication antérieure. La prévention est plus efficace que la réaction à chaud ou plus exactement la réaction à chaud n’a d’efficacité que si elle intervient sur un terrain bien préparé et travaillé préalablement.
Pour autant, la désinformation renforce l’exigence de réactivité pour les marques, qui doivent être capables de détecter rapidement des récits mensongers pour les corriger, en s’appuyant sur la légitimité et le crédit d’image que leur communication antérieure aura su leur constituer.
- Vous dites que la première règle en communication est de ne pas se tromper de terrain. Que voulez-vous dire ?
C’est la cible qui est déterminante. Dans mon livre, Affaires de com, je fais un parallèle entre la communication commerciale et la communication corporate. La première s’adresse à un public unique, les consommateurs, saturés de sollicitations. Attirer l’attention est le mot d’ordre. Il faut donc étonner, surprendre voire choquer. Rien de tel avec la communication corporate qui s’adresse à des publics beaucoup plus divers, l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise, et ne doit pas inciter à acheter mais convaincre dans la durée. La règle d’or, c’est d’être prudent, de ne pas trop promettre, quand on communique sur ses valeurs, sa responsabilité sociale ou sa communication financière. Il est impératif d’être cohérent dans ses comportements pour être crédible dans sa communication, dans la durée.
- Dans votre livre Affaires de com, vous écrivez que « le premier conseil en communication est de ne rien dire qui ne soit démontré et exact ». Cependant, la crise se caractérise par la montée des incertitudes. Attendre que tout soit vérifié, n’est-ce pas prendre le risque d’être réduit au silence ?
En matière de communication de crise, il ne faut surtout pas attendre de tout savoir pour communiquer. Mais, dans un premier temps, il faut être très prudent pour éviter des affirmations qui seront ensuite démenties, ce qui minera la crédibilité de l’entreprise. La communication initiale doit être essentiellement une « communication de posture » prenant acte de l’existence d’une situation sensible, montrant le cas échéant de la compassion ou de l’attention pour les personnes concernées, s’engageant à faire toute la vérité sur cette situation ou à coopérer pleinement à la recherche de la vérité, à informer régulièrement de l’évolution du problème et à en tirer toutes les conséquences nécessaires. En période difficile, il est très tentant de communiquer dès qu’on pense tenir un fait positif. Il faut se méfier des retours de boomerang pour rester audible.
En temps « courant », hors période de crise, il ne s’agit pas non plus de prétendre maîtriser parfaitement un sujet avant d’en parler. Mais une marque doit savoir se montrer à l’écoute, en prise avec les enjeux du moment qui préoccupent ses parties prenantes, sans bien sûr prétendre tout en connaître.
- De toutes les affaires de communication que vous avez traitées, quelle est celle que vous considérez comme exemplaire, et pourquoi ?
Si je dois n’en citer qu’une, je parlerai de ce que nous faisons depuis 2020 chez CLAI pour la réhabilitation et la relance de l’énergie nucléaire. En avril 2020, pendant le confinement, le gouvernement a pris un décret de programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), prévoyant la fermeture de 14 centrales nucléaires. Un de mes amis m’a demandé ce que l’on pouvait faire pour empêcher ce qu’il considérait, à juste titre, comme une catastrophe. On a décidé de créer un think tank, le Cérémé, on a réuni des experts du sujet, défini son positionnement et son identité, conçu un site internet et, fin juillet, nous avons lancé un premier manifeste dans le cadre d’une campagne publicitaire. Depuis, nous avons utilisé tous les outils de l’influence pour faire changer la politique gouvernementale : organisation de 3 colloques parlementaires, publication d’un ouvrage, d’une série de podcasts, d’une campagne publicitaire sur les réseaux sociaux et de tribunes, diffusion de propositions d’amendements aux différents textes législatifs élaborés par le gouvernement et plus récemment par le Sénat, d’argumentaires pour les Parlementaires et les cabinets ministériels, contacts avec les médias et présence sur les réseaux sociaux. 5 ans d’actions ininterrompues et nous nous flattons d’avoir, à notre niveau, participé à un renversement, hélas encore incomplet, de la politique gouvernementale. Nous continuons donc à communiquer sur ce sujet, fondamental pour l’avenir de notre pays.
- La communication commerciale, et notamment la publicité, est de plus en plus souvent attaquée pour cause d’incompatibilité avec les objectifs de transition écologique. Quel regard portez-vous sur ce débat ?
Dans la mesure où la publicité a pour but de faire consommer des biens et services, certains peuvent y voir effectivement un frein à la transition écologique. Mais on confond la cause et le symptôme. Si on écarte l’idée d’un retour à l’autosubsistance, il y aura toujours vente de biens et services et nécessité de promouvoir l’offre existante. L’essentiel donc ce sont les produits et leurs qualités. La publicité ne fait qu’exprimer celles-ci et donc la stratégie des entreprises. C’est à ce niveau qu’il faut agir. Par ailleurs, la publicité peut aussi être un levier de transition durable en promouvant des produits et services vertueux ; il est frappant par exemple de voir que les voitures électriques ou hybrides représentent un tiers des publicités automobiles, ce qui ne se reflète pas (encore !) dans la réalité des ventes ni a fortiori des véhicules en circulation.
Il y a en revanche une critique souvent fondée qui est celle du « greenwashing ». Cela ne remet pas en cause la publicité commerciale en tant que telle mais certaines campagnes. C’est parfaitement régulable.
- On a le sentiment depuis le début du nouveau millénaire d’une difficulté croissante des organisations publiques et privées à communiquer et à se faire entendre. Comment les organisations peuvent-elles retrouver la confiance ?
C’est la conséquence du phénomène que j’ai décrit dans ma première réponse, l’affaiblissement de la relation verticale au profit de liens horizontaux. Il faut donc travailler à l’horizontalisation des communications, « faire dire du bien de soi par les autres » pour reprendre le titre d’un autre de mes ouvrages. Et pour cela respecter un certain nombre de règles : agir dans la durée et avec constance, la communication cela reste largement l’art de la répétition, ne jamais sur promettre et veiller à avoir des comportements conformes à ses engagements (l’action doit précéder la communication), susciter l’implication et l’association de ses publics en n’hésitant pas à libérer leur parole, essayer de coconstruire des solutions avec eux. Bref, tout ce qui permet d’être dans l’horizontalité plutôt que dans la verticalité.
Par ailleurs, notre époque est paradoxalement aussi marquée par des attentes et des exigences toujours plus fortes à l’égard des marques : aux côtés (voire à la place) des pouvoirs publics affaiblis et aux ressources contraintes, les entreprises et organisations privées doivent plus que jamais apporter des réponses aux problèmes de notre temps, au premier rang desquels l’urgence sociale et climatique. Si la parole des marques est remise en cause, elle est plus attendue que jamais. Charge aux marques de s’appuyer sur ces responsabilités élargies pour avoir une part de voix plus grande et ainsi engager leurs publics pour réaliser avec elles la mission qu’elles se seront choisie.